Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 29.djvu/528

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce grand papier en forme de lettre où l’on avait eu l’air de lire mon signalement. On s’arrête devant le poste, à gauche de la route ; un officier s’avance. — Vous êtes monsieur Ginguené ? me dit-il.

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! en arrivant à Neuchâtel, vous vous présenterez tout de suite devant M. le colonel de Meyer, commandant la division ; vous permettrez qu’un planton monte auprès de vous et vous accompagne ; c’est à lui que je remets votre passeport.

Il le remit en effet a un soldat qui était près de lui, le fusil sur l’épaule. — Mais, monsieur, lui dis-je, pour quelle raison traite-t-on ainsi dans un pays neutre un Français à qui les autorités du pays même ont permis de retourner dans sa patrie, et dont les papiers sont en règle ?

— Monsieur, répondit-il, cela ne me regarde pas ; ce sont là mes ordres, je n’en sais pas davantage. Permettez…

En disant ce mot, il ouvrit lui-même la portière de la voiture, y fit monter le planton et se tint là pour nous voir partir. Je vis que toute représentation serait inutile ; je fis place au soldat, qui arrangea fort tranquillement son fusil auprès de lui, et je donnai au cocher l’ordre du départ.

Cette fin de route fut assez triste, comme on peut le penser. Arrivé à Neuchâtel, je me fis conduire à l’auberge de la Balance, où nous étions descendus, Mme de Laharpe et moi, en entrant en Suisse, et dont l’hôtesse, qui était compatriote de M. de Laharpe, m’avait paru lui être attachée. Elle me reconnut ; mais, voyant la société que j’avais avec moi, elle n’en témoigna rien ; je fis de même. Elle rentra chez elle, et laissa son mari s’occuper de moi. Je dis à mon compagnon de voyage de m’attendre là quelques momens ; il resta planté debout à la porte. L’aubergiste fit prendre les effets que je voulais tirer de ma voiture, et me conduisit à la chambre qu’il pouvait me donner, sans rien dire qui m’indiquât s’il me reconnaissait ou ne me reconnaissait pas. Cela fait, je descendis, rejoignis le planton et marchai avec lui vers l’hôtel du commandant.

Le colonel m’attendait. Je le trouvai en petit uniforme, se promenant de long en large dans son appartement avec un gros homme en habit noir, d’une figure lourde et commune, mais assez bonne ; c’était, comme je l’appris ensuite, le maire de la ville, M. de Pierre. Le colonel me parut un homme d’à peu près quarante ans, grand, bien fait, de bonne grâce et d’un noble maintien. Le soldat qui m’accompagnait entra avec moi, lui remit mon passeport en disant quelques mots allemands, et se retira. Le commandant s’avança vers moi, et me dit d’un ton ferme et un peu hautain : — Monsieur Ginguené, je suis instruit que vous emportez avec vous des mémoires, des notes, des papiers enfin qui peuvent compromettre la Suisse.