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d’abord celle qui était signée Alexandre. — Qu’est-ce, me dit-il, que cet Alexandre ?

— C’est, répondis-je, non pas un particulier, mais un souverain très connu, l’empereur de toutes les Russies.

— Ah ! oui, reprit-il en lisant la lettre de Laharpe. Et savez-vous de quels objets d’économie parle l’empereur ?

— Je n’en sais rien, mais je crois qu’il s’agit d’objets d’économie domestique ou d’économie rurale dont M. de Lasteyrie l’aura entretenu à Paris, ou sur lesquels il lui aura présenté quelques-uns de ses ouvrages, car il consacre tout son temps et toute sa fortune à ces objets d’utilité.

— Mais, monsieur, comment pouvez-vous mettre dans le même portefeuille un mémoire contre les Bourbons et une lettre de l’empereur Alexandre, leur allié, qui est armé pour les replacer sur le trône ? Croyez-vous que s’il en était instruit, il n’en fût pas très surpris et ne le trouvât pas fort mauvais ?

— J’oserais espérer, monsieur le colonel, que sa majesté impériale n’en éprouverait ni surprise ni colère. Je vous engagerais à faire l’épreuve de ce que je vous dis là, si nous étions plus près de son quartier-général. Je vous ferais une copie de mon mémoire, vous l’enverriez par une ordonnance à l’empereur, et j’attendrais tranquillement sa réponse.

— Voilà qui est singulier ! dit le colonel.

Alors l’homme noir, qui avait fini de lire et qui m’avait écouté, fit, en lui rendant mon manuscrit, un geste accompagné d’un regard qui voulait dire aussi : — Voilà qui est singulier !

Il ne restait plus sur la table que quelques chiffons insignifians, du papie blanc et de la musique.

— Il est inutile, dit le colonel en se levant, d’en examiner davantage. Est-ce que véritablement il n’y a rien de plus dans votre voiture ?

— Rien de plus, monsieur le commandant.

— Monsieur Ginguené, vous paraissez être un homme d’honneur.

— Monsieur, je n’ai jamais donné à personne ni le droit ni aucun motif d’en douter.

— Donnez-moi votre parole que ni dans votre voiture ni ailleurs vous n’emportez avec vous aucun mémoire, aucune note ni aucune lettre qui soient relatifs aux affaires de la Suisse et qui puissent la compromettre.

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Eh bien ! je vous remets vos papiers (et il les remit en effet dans mon portefeuille), excepté celui-ci, dont il faut que je fasse tirer une copie, et je ne vous cache pas que c’est pour l’envoyer à Berne avec mon rapport.