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pour lui seul, sans aucun projet de publicité, tout ce qui est dans ce mémoire !

Dans ce grand désarroi où je me voyais près de tomber, je ne me décourageais cependant pas et ne me manquais point à moi-même. Cette copie, qui était la seule pièce contre moi, n’avait aucun caractère d’authenticité. Faite subrepticement, je ne l’avais ni certifiée ni reconnue. L’original n’existait plus, je pouvais donc refuser de reconnaître la copie ; mais je ne ferais point de cette simple observation mon moyen de défense. J’avouerais franchement le fond et le but de ce mémoire ; je soutiendrais que ce que j’avais écrit et ce que j’avais fait n’était dicté ni par haine contre les Bourbons ni par zèle pour Bonaparte, mais par amour pour mon pays et pour l’humanité. Fort de ces sentimens honorables, qui seuls m’avaient fait agir, je développerais, si l’on voulait m’entendre, toutes les parties de mon mémoire, je l’appuierais de présomptions et de preuves que j’avais toutes très présentes, et j’y avais une telle confiance que par momens je me surprenais presque charmé de pouvoir les faire entendre en plein conseil d’état-major. Mais voudra-t-on les écouter ? reprenais-je ensuite. Non, je suis jugé d’avance et sans appel. C’est donc à subir en homme ma sentence, quelle qu’elle puisse être, et non à me défendre, que je dois me préparer. Et là-dessus je me répétais ce que je me suis dit dans plus d’une circonstance de ma vie : « Je ne suis pas plus mal aujourd’hui que je ne l’étais la veille du 9 thermidor à Saint-Lazare. »

Ces soliloques, qui ne furent pas interrompus une seule fois par ma nouvelle escorte, me conduisirent jusqu’à un pont sur l’Aar, près d’un petit hameau qui porte le nom de Neubruck. Arrivés, à environ cinq heures, devant une auberge d’assez bonne apparence, je demandai à mon taciturne voisin si nous ne pourrions pas nous arrêter là quelques instans, et si l’on ne nous y donnerait pas une tasse de café ou quelque autre déjeuner chaud. Je n’avais rien pris depuis mon dîner de la veille ; je me sentais non de l’appétit, mais de la faiblesse, et ma frêle machine avait besoin d’être remontée avant le nouvel assaut qu’elle allait peut-être recevoir. L’officier me répondit sèchement par un « comme il vous plaira, monsieur, » qui me suffit pour me faire ouvrir la portière par le cocher et pour descendre, aidé par un garçon de l’auberge, qui ne tarda pas à venir au-devant de nous. On avait à nous donner du café qu’on nous dit très bon, mais que je demandai tout à fait noir, précaution sans laquelle on vous sert dans toute la Suisse un lavage clair et jaunâtre qu’on appelle du café. On me promit aussi du bon lait, et l’on tint assez exactement parole. Je demandai deux fortes tasses. « Je me flatte, dis-je ensuite à mon officier, que vous voudrez bien courir avec moi les risques de ce déjeuner bon ou mauvais, et me