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permettre de vous en offrir la moitié. » Il porta la main au chapeau et me fit une espèce de salut d’acceptation. Il ne m’en fallait pas davantage. Il continua cependant d’être fidèle à son silence et à sa gravité et de tenir révérencieusement et gauchement à la main les trois paquets cachetés qui lui avaient été remis à Aarberg. Il les avait toujours tenus ainsi, ou sur ses genoux, pendant la route. Il me rappelait, à la couleur près, le noir Hydaspe portant les vins de Cécube au souper de Nasidiénus :

: ……. Ut Attica virgo
: Cum sacris Cereris, procedit fuscus Hydaspes,
: Caecuba vina ferens…

Nous n’échangeâmes pas une parole pendant le déjeuner. Le cocher buvait dans un autre coin de la salle, et bavardait en allemand avec deux ou trois voituriers qui en faisaient autant que lui. Nous fûmes obligés de l’attendre. Je payai notre dépense sans que mon convive m’adressât le moindre remercîment. Nous reprîmes enfin notre route à un peu plus de six heures, et nous l’achevâmes deux heures après, sans nous en être plus dit que n’auraient fait deux trappistes ou deux chartreux.

A Berne, où nous entrâmes vers huit heures et demie le 21, je me fis conduire comme à mon ordinaire au Faucon, après avoir demandé à mon officier si cela lui était égal et obtenu de lui la même réponse qu’à Neubruck : « Comme il vous plaira, monsieur. » En arrivant dans la chambre où l’on me logea, je remarquai que nous étions suivis d’un fusilier qu’il avait fait venir et qu’il mit en planton à ma porte. Il me dit ensuite d’un ton fort grave : « Monsieur, je vais prendre les ordres de son excellence le général en chef ; je viendrai aussitôt vous en faire part. » Il sortit en me saluant à peine, et tenant fièrement à la main les trois paquets qu’il n’avait point quittés.

Lorsqu’il fut parti, le sommelier de la maison vint, malgré cet air que j’avais d’un prisonnier d’état, m’offrir, comme si de rien n’était, ses services. Les garçons de l’auberge s’étaient empressés, comme de coutume, à prendre mes paquets au sortir de la voiture. Le fils même de l’aubergiste était venu au-devant de moi, et avait désigné la chambre où l’on devait me conduire, en me disant qu’il espérait que je la trouverais commode. Demeuré seul, je m’étendis sur un fort bon canapé, et me trouvai bien de cette position horizontale dont j’avais été privé toute la nuit. L’attente où j’étais et l’incertitude du temps qu’elle durerait ne me permirent pas de dormir, mais je restai là pendant près d’une heure dans un calme fort doux ; je me sentais, je puis le dire, aussi tranquille d’esprit que de corps.

L’officier revint enfin ; ce n’était plus le même homme. Il commenç