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bienveillante m’en inspire une très juste et très vive, quel qu’ait été le succès. Ne me jugez pas, je vous prie, sans m’entendre, et veuillez prendre quelque idée de ma position. Je n’ai pas une fortune, même bornée, qui soit indépendante et qui puisse me faire exister où je voudrai ; un très petit revenu que je tire de Bretagne, ma place à l’Institut, qui exige résidence, et le produit de mes travaux littéraires, voilà tous mes moyens d’existence pour moi et pour ma famille. À l’exception du premier, qui est le plus faible., ils disparaissent tous pour moi hors de la France, et même hors de Paris ; si je n’y puis retourner, que voulez-vous que je devienne ?. Où pourrai-je gagner de quoi vivre ? car, je le dis sans honte, c’est de cela d’abord qu’il s’agit pour moi. En Angleterre, dans l’état où sont les choses, je ne pourrais ni être souffert ni me souffrir moi-même quand on voudrait bien m’y recevoir. En Allemagne, je n’entends pas la langue du pays, et c’est un obstacle invincible pour y vivre supportablement, à plus forte raison pour les travaux que je voudrais entreprendre. L’ouvrage surtout auquel s’est attachée quelque estime, quelque faveur publique, ne serait point achevé ; ne pouvant ni faire venir mes livres ni les remplacer, je serais forcé de le laisser incomplet. L’Italie est le seul pays où je pusse songer à aller vivre. Je serais sûr d’y être reçu avec bienveillance, d’y trouver en peu de temps des appuis et des protections, et ce qui serait encore plus précieux, tous les secours littéraires dont j’ai besoin pour terminer mon livre ; mais j’y serais seul, éloigné de ma famille, que je n’aurais de longtemps le moyen d’y appeler auprès de moi, et cette privation ne peut avoir ni dédommagement ni compensation pour moi. — Ici je me sentis ému, et j’entrai involontairement dans quelques détails sur ma vie domestique, sur ma femme, sur mon petit James, qui arrivait à l’âge où les soins vigilans et les conseils de son second père lui étaient le plus indispensables. Mon émotion redoubla ; la voix me manqua entièrement ; il m’échappa quelques larmes, et je fus obligé de cacher un instant mon visage dans mon mouchoir.

Dès que je pus parler : — Excusez, repris-je, monsieur le baron, cet attendrissement involontaire. Revenons où j’en étais resté. — Vous voyez que m’empêcher de retourner en France, c’est me défendre d’exister, Si cependant les circonstances donnaient quelque sujet d’y craindre en ce moment mon retour, crainte qui, je vous en demande pardon, me paraît aussi peu honorable pour un gouvernement tel que le vôtre qu’elle est injuste et dépourvue de tout fondement, qu’on me permette du moins de rester dans ce pays, en attendant que l’horizon de la Suisse et de la France soit éclairci. J’y ai peu d’amis, peu de connaissances ; mais dans toutes les grandes