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de la trempe de l’un et de l’autre. Alliance rare de l’énergie raisonnée, de la précision du coup d’œil et du génie heureux ! Ce qui domine dans ce camp, c’est la confiance dans la victoire ; les amiraux comptent sur leurs équipages, les équipages sur leurs amiraux. Dans notre camp, c’est la confusion et le découragement qui règnent. À ces chefs d’élite qu’avions-nous à opposer ? Brueys à Aboukir, Villeneuve à Trafalgar : Brueys, qui mourut avant sa défaite et expia noblement des dispositions mal prises ; Villeneuve, qui survécut au désastre de sa flotte, et après une courte captivité revint en France se tuer de ses mains afin qu’on ne doutât plus de son courage. À l’aide de documens particuliers, M. Jurien de La Gravière a rétabli sous son vrai jour cette singulière physionomie de Villeneuve. Au fond, Villeneuve fut plus à plaindre qu’à blâmer. Avant de prendre la mer, il avait la conscience de l’échec qui l’attendait : il voyait des vaisseaux mal armés, mal gréés, mal approvisionnés, des équipages dont l’inexpérience se trahissait à la moindre manœuvre, et il ne cachait pas ses défaillances au ministre dont il relevait. Il demandait avec instance à être remplacé ; on s’y refusa, on le poussa au combat malgré lui ; il y alla avec la certitude d’être battu. Voilà les deux marines d’alors, l’une confiante, l’autre hésitante, l’une sûre de ses coups, l’autre doutant d’elle-même.

D’où venait ce contraste ? De l’organisation et de la préparation des forces. Ensuite il y eut une sorte de vertige dans la manière dont on usa des nôtres. Dès que Villeneuve eut trahi ses faiblesses, son commandement aurait dû passer en d’autres mains. La disposition d’esprit où il se trouvait est de celles qu’un officier supérieur ne doit jamais connaître et encore moins avouer. Même contre l’évidence, il faut qu’il croie au succès ; dans ce rang, le courage qu’on a importe moins que celui qu’on inspire. Mieux eût valu livrer la conduite de la flotte au plus téméraire de ses capitaines, à un soldat de fortune, décidé à courir les aventures, à beaucoup oser, à beaucoup risquer. Quel que fût le résultat, il n’aurait pu être pire. L’audace en de certains momens est le plus habile des calculs ; elle se propage, se communique et rétablit la balance. Villeneuve, dans ses dépêches, parle de ses équipages avec un accent désespéré ; qui sait ce qu’on en eût obtenu en les menant avec plus de vigueur ? Ces équipages appartenaient aux fortes races de notre littoral, qui, pour l’intrépidité et l’intelligence, ne le cèdent à aucune autre. Jamais elles n’ont bronché au feu, et la course leur doit ses champions les plus déterminés. L’élément était bon ; il ne demandait qu’à être bien manié. Que manquait-il à ces hommes pour les mettre de pair avec les meilleurs ? Quelques degrés d’instruction de plus. On n’avait pas alors un sentiment assez juste de ce que vaut l’instruction et de ce qu’elle exige. Rassemblés à la hâte et venus de divers points, ces