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toiles teintes en fonds unis. Ces étoffes, aux couleurs variées, débordaient par les ouvertures comme un flot mouvant de banderoles ; aussi les ouvriers, dans leur langage pittoresque, donnèrent-ils à ce grenier le nom de l’étendard. Avec l’activité qui régnait dans la manufacturé, le pacifique étendard de Jouy, dominant la vallée, offrait à l’œil toutes les nuances d’un kaléidoscope.

A cette époque, Oberkampf, ayant perdu l’un après l’autre sa sœur et son beau-frère, fit venir leurs enfans auprès de lui. Samuel Widmer fut chargé d’aller prendre ses frères. Le 4 décembre 1792, à l’exception des deux sœurs déjà mariées, et qui restèrent en Suisse, la jeune famille arriva à Jouy. Pour ces six jeunes gens[1], Oberkampf eut la sollicitude d’un père. Après avoir pourvu à leur éducation, il leur donna successivement un intérêt dans sa maison, et leur fournit ainsi le moyen d’arriver à la fortune par leurs propres efforts.

Une chose digne de remarque, c’est que, malgré l’agitation des esprits qu’emportait la tourmente politique, malgré la dépréciation des assignats, jamais la fabrication n’avait été aussi active à Jouy que dans le courant de cette année 1792. Pendant les huit premiers mois, l’achat des toiles à Lorient, dans le Beaujolais et dans la Normandie s’éleva à la somme de 2 millions 200,000 francs. Si l’on fait entrer en ligne de compte les sels et les acides, les matières tinctoriales, gaude, garance, indigo, bois de teinture, la main-d’œuvre et les frais généraux, tout ce qui entrait enfin dans la production de la manufacture, on arrive à un chiffre d’affaires vraiment énorme. L’inventaire dépassa les plus beaux résultats des paisibles années de l’ancien régime. Ce fut le sourire d’adieu de la fortune à l’approche de la tempête révolutionnaire. Vers la fin de l’année, la confiance s’évanouit, et le commerce tomba brusquement dans une stagnation absolue, La vie était ailleurs. L’exaltation politique s’étendit aux campagnes, et les plus minces bourgades eurent leur société populaire, à l’imitation des clubs de Paris. Jouy eut aussi la sienne, qui ouvrit ses séances dans l’église, transformée en temple de la Raison. Heureusement l’autorité municipale était concentrée entre les mains d’Oberkampf. Lors des élections communales qui eurent lieu sous l’assemblée législative, il avait été appelé unanimement aux fonctions de maire, et on lui avait donné un de ses commis pour adjoint, pour secrétaire un de ses beaux-frères. Le commandement de la garde nationale avait été déféré à Samuel Widmer. Ainsi constituée,

  1. C’est à l’un des neveux d’Oberkampf que je dois la plus grande partie des renseignemens qui servent de base à cette étude. Avec une parfaite obligeance, M. Gottlieb Widmer a bien voulu me confier sept ou huit volumineux cahiers où tous les événemens grands et petits de l’histoire manufacturière de Jouy sont notés année par année, avec les pièces justificatives.