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dans sa honte. Sans doute les choses vont aujourd’hui plus vite qu’elles n’allaient il y a quatre cents ans ; mais ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est qu’en 1453 les Grecs du bas-empire n’avaient plus aucune vertu militaire, tandis que cette vertu subsiste encore chez les Turcs. Leurs plus ardens détracteurs ne le contesteront probablement pas, car au besoin on pourrait leur rappeler que, dans la campagne de 1853-54, l’armée turque d’Europe a constamment battu les Russes à Oltenitza, à Citate, à Silistrie, à Giurgevo, sans essuyer elle-même un seul revers, et qu’elle avait fait évacuer les principautés à l’ennemi avant que les alliés eussent encore paru sur un seul champ-de bataille. Il faudrait consentir à des années de guerre et à des sacrifices de tout genre avant d’avoir vaincu et dompté les Osmanlis combattant chez eux, sur le sol qu’ils occupent réellement, pour leur foi et pour leur existence comme nation.

Ce n’est pas une raison cependant pour croire à la vitalité de l’empire ottoman, et je voudrais dire pourquoi je n’y ai pas confiance. Je ne suis pas de ceux qu’une haine aveugle emporte contre les Turcs ; j’avoue même qu’en songeant à leur histoire, je ne puis me défendre d’une douloureuse compassion, Leur faiblesse et leurs vices d’aujourd’hui ne peuvent me faire oublier leur grandeur et leurs qualités d’autrefois. Parmi ces qualités, il en est une surtout qu’il me peine de voir méconnue et calomniée comme elle l’est de nos jours : c’est la douceur qui a présidé à leur conquête, c’est la tolérance comparative qu’ils montraient envers les autres religions, alors que l’Europe ne leur donnait que des exemples de fanatisme et de barbarie envers tout ce qui n’était pas chrétien, envers même tout ce qui était considéré comme hérétique. Eux, ils laissaient aux vaincus leurs institutions civiles et religieuses, ils leur laissaient leur autonomie et leur administration intérieure, à l’époque où l’Espagne massacrait par millions les Indiens du Nouveau-Monde, à l’époque où la France catholique égorgeait les protestans à la Saint-Barthélémy. Alors l’empire ottoman se présentait honorablement pour lui en contraste avec l’Europe par la mansuétude de son gouvernement envers les vaincus, car pour le temps cette mansuétude était telle qu’on avait vu des peuples chrétiens, comme par exemple les Roumains de Moldavie et de Valachie, reconnaître sa suzeraineté plutôt que de se laisser conquérir par leurs voisins chrétiens. Je n’entends, pas contester qu’en l’an de grâce 1860 les populations de la France, de l’Angleterre et de l’Allemagne ne soient animées de sentimens beaucoup plus libéraux et plus tolérans que les Turcs de l’an 1277 de l’hégire, et même que les Turcs de la réforme, ce n’est pas là ce qui est en question ; mais ce que l’on peut dire, et ce qu’il importe d’établir, parce que c’est la vérité, c’est que le Turc