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seraient aussi favorables à l’entreprise qu’ils lui sont opposés. Malheureusement il y a aussi, à côté de la question commerciale, une question de guerre et de budget qui est le véritable nœud de la difficulté, et qu’il faut exposer en peu de mots. En creusant de Peluse à Suez un canal qui aurait vingt-cinq pieds de profondeur d’eau sur une largeur qui n’excéderait pas plus de deux ou trois cents pieds sur la plus grande partie du parcours, on ouvrirait un passage qui ne serait pas seulement praticable aux bâtimens du commerce, mais aussi aux plus grands bâtimens de guerre, et c’est là le motif de l’opposition anglaise. Supposez en effet qu’une flotte de six ou huit vaisseaux de lignes étant de connivence avec le pacha d’Égypte et ayant réussi à dérober seulement douze heures de marche à la flotte de Malte, s’introduise dans le canal, et voyez tout de suite ce qu’elle pourra faire ! Si les défenses de la terre ne lui paraissent pas suffisantes pour arrêter la flotte qui la poursuit, elle fait en quelques instans dans le canal des dégâts qui le rendent impraticable pour plusieurs mois, et pendant tout ce temps elle est maîtresse des mers de l’Inde et de la Chine, où elle peut causer impunément à l’Angleterre et à son commerce des dommages incalculables. La marine marchande est à sa discrétion, comme le sont aussi les rades et les ports et les villes d’Aden, de Bombay de Madras, de Pointe-de-Galle, de Singapore, de Hong-kong, etc. Elle aura pu tout détruire avant qu’il n’arrive par le cap de Bonne-Espérance des forces capables de la combattre, et peut-être, en insultant le littoral indien, réveillerait-elle l’insurrection qui a coûté plus d’un milliard et des peines infinies avant qu’on ait pu en devenir maître.

Faut-il, pour parer à l’hypothèse très admissible d’un pareil coup, se mettre à fortifier encore les côtes de l’Inde et les établissemens de l’Indo-Chine ? Mais ce serait une affaire de plusieurs centaines de millions ! Or cette année, le budget de la métropole ne paie pas ses dépenses, celui de l’empire indien est en déficit de quelque chose comme 300 millions ; et il est sûr que ce déficit va se reproduire pendant plusieurs années encore. D’ailleurs ces fortifications n’offriraient toujours que des garanties incomplètes. Il faudrait de plus augmenter les garnisons de l’Inde et de ses dépendances ; il faudrait surtout entretenir dans l’Océan-Indien une flotte beaucoup plus considérable que celle qui suffit aujourd’hui à y faire la police. Or combien tout cela représenterait-il encore de millions de dépense annuelle ? Et une fois tout cela fait, serait-on sûr de n’avoir pas toujours à courir le même danger ?

Telle paraît être la véritable clé de l’opposition que le gouvernement anglais n’a pas cessé de faire à ce projet, et je confesse que, si j’étais citoyen anglais, je trouverais les motifs de cette opposition très plausibles. Il me semble même qu’il est équitable de les