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par faire rendre leur héritage légitime aux petits-neveux de ces beaux génies à qui l’esprit humain doit ses plus belles conquêtes. C’est tout au plus si l’on peut croire qu’il s’en trouve encore quelques-uns autre part que dans certaines îles de l’archipel. Quant aux autres, je doute qu’ils soient attachés autant que nous à ces glorieux souvenirs, et je ne sais pas de quiproquo plus vraisemblable à supposer que celui qui pourrait naître au sujet du nom de Platon entre un Grec de nos jours et un homme de notre Occident, celui-ci ne pensant qu’à l’immortel auteur du Phédon, celui-là ne songeant qu’à un saint de son calendrier qui prie dans le ciel pour l’abaissement de l’église latine.

Je vois donc en définitive que, dans le cas d’un partage de l’empire ottoman, la part des autres est toute faite ; mais je ne vois pas celle de la France, car je ne saurais accepter comme digne d’elle l’hypothèse par suite de laquelle, invoquant comme un grief le dérangement produit, dans l’équilibre européen par ce qui serait devenu la proie des autres, la France se croirait en droit d’aller chercher querelle aux Allemands pour leur arracher à coups de canon une compensation sur la rive gauche du Rhin. La plus belle fin de cette croisade entreprise au nom du christianisme et de la liberté serait donc d’aboutir à faire changer les rayas de maîtres et à rendre inévitable une horrible effusion du sang chrétien. Encore même, si, écartant les principes de la morale et du droit, on accorde que la France puisse réussir dans un projet qui paraît cependant si téméraire, y trouverait-elle une compensation suffisante aux éventualités de l’avenir ? Cinq ou six millions de Français de plus, ce serait sans doute un accroissement de force réel ; mais que serait-ce dans la balance de l’avenir qui nous attend, qui nous presse déjà ? Il faut bien se dire en effet que si l’Angleterre pèse aujourd’hui dans les destinées du monde du poids de plus de 200 millions d’hommes, la Russie comptera à la fin du siècle 100 millions de sujets, que les États-Unis seront alors puissans de plus de 100 millions de citoyens, et que si nous voulons transmettre à nos enfans le rang que nos pères nous ont laissé dans le monde, ce n’est pas à conquérir quelques dizaines de lieues carrées autour de nos frontières que nous pouvons dépenser utilement notre force et notre esprit d’entreprise. C’est d’un autre côté qu’il faut tourner notre ambition. Le mouvement qui entraîne avec une si merveilleuse puissance les peuples de race européenne à la conquête de tout l’univers devrait ouvrir les yeux à tous les Français et leur faire voir que le pire de tous les calculs serait celui qui, en les désintéressant eux-mêmes du mouvement général, ferait de nous tout simplement les dupes des autres, et préparerait leur grandeur en consacrant notre amoindrissement.


XAVIER RAYMOND.