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que l’état, la catholicité, dont le chef est le pape[1]. Le génie des grands papes italiens du XIe, XIIe et XIIIe siècle donna à ce système un cachet de merveilleuse splendeur ; l’Occident lui doit son irrévocable primatie. La distinction des deux pouvoirs est pendant tout le moyen âge la condition du progrès, la garantie d’une certaine liberté. Pour en apprécier la valeur, il faut jeter les yeux sur l’islamisme. L’islamisme ne connaît pas la distinction des deux pouvoirs, le monde musulman en a péri ; il n’a eu ni Jean Chrysostome, ni Grégoire VII, ni Thomas Becket. On cite quelques belles résistances d’imams ; mais jamais de tout cela ne s’est formé un clergé indépendant et jaloux de ses privilèges, jamais non plus ne s’est constitué, en opposition avec l’ordre religieux, un état civil bien défini. Si aujourd’hui la Turquie fait de vains efforts pour constituer une société fondée sur l’égalité des droits, c’est qu’elle lutte contre un principe séculaire et fatal. Héritier des khalifes, c’est-à-dire vice-prophète, le sultan ne peut pas plus présider à un état mixte, où croyans et infidèles auraient les mêmes droits, que le pape ne pourrait, si la moitié de ses sujets étaient juifs ou protestans. leur faire une part dans les congrégations romaines ou le sacré collège. La lutte du sacerdoce et de l’empire a été de la sorte le fait générateur des temps modernes. La théocratie et le despotisme absolu ont été rendus impossibles. Si l’islamisme avait eu cette division féconde, un monstre comme le khalife Hakem n’eût pu se produire, et la science arabe n’eût pas été étouffée par le fanatisme laïque, le pire de tous.

Certes il s’en faut que le régime de division entre les deux pouvoirs qui régna en Occident durant tout le moyen âge fût encore un régime de liberté. L’église latine, bien plus indépendante que celle d’Orient, ne fut pas plus exempte qu’elle d’un mal funeste, conséquence de l’extrême énergie avec laquelle le christianisme affirmait sa vérité divine, je veux dire de l’intolérance. En brisant la vieille religion d’état de l’empire romain, le christianisme mit à sa place la religion absolue, La dignité de la conscience y gagna ; mais des violences inconnues jusque-là furent la conséquence de ce dogmatisme exagéré, et, par un étrange renversement, cette religion, dont la victoire avait été le triomphe de la conscience, s’est trouvée être la religion qui a fait couler le plus de sang. La raison en est simple : le despotisme romain se souciait peu des âmes ; sa religion était un règlement de police qui atteignait peu la liberté philosophique. Le christianisme veut les âmes, le dehors ne lui suffit pas ; c’est aux

  1. Sous Charlemagne et les Othons, qui ramènent une sorte d’unité pour l’empire d’Occident, l’église latine offre un aspect fort peu différent de l’église grecque.