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retraite est peut-être celle dont il s’est tiré le plus à son honneur. Dans ses rapports avec ses anciens lieutenans, devenus ses successeurs, pas la moindre trace de jalousie, de dénigrement ou d’arrogance, nulle prétention à les guider et nulle hésitation à les servir de ses conseils, nul air d’indifférence dans la réserve et nulle pédanterie dans les avis : de la bienveillance, un confiant intérêt, une fidélité souvent très utile ; — dans ses rapports avec ses anciens adversaires beaucoup de courtoisie, souvent même un certain ton de laisser-aller, sans la moindre complaisance ; — accessible à tous, même aux indiscrets, mais d’un abord assez grave et au besoin assez froid pour décourager la familiarité : un train large, mais point fastueux, une hospitalité libérale jusqu’à être ruineuse sans apparence de prodigalité ; — parfaitement en situation dans son rôle d’ancien chef de l’état devenu philosophe agronome. Une seule année fut de trop dans sa vie, la dernière, où le dérangement de sa fortune le conduisit à entretenir trop publiquement ses concitoyens de ses affaires privées et à énumérer trop longuement les services qui lui donnaient des droits à la reconnaissance des États-Unis.

Jefferson s’occupait déjà depuis quarante ans de créer, d’améliorer et d’embellir le vaste domaine où il alla se fixer en quittant la cité fédérale. La beauté du site l’avait déterminé dès 1769 à se construire un petit pavillon au sommet du Monticello, colline élevée qui se rattache aux derniers contre-forts des Alleghanys, et d’où le paysage s’étend à perte de vue de la chaîne bleue à la baie de la Chesapeake, souvent transformé par le phénomène du mirage, dont les merveilleuses illusions viennent ajouter encore à la variété et à la grandeur réelle des aspects. L’imagination sans doute excitée par ce magique spectacle, Jefferson avait un instant rêvé de rivaliser dans la décoration de son parc avec ces bizarres féeries de la nature. Un temple grec surmonté d’un toit chinois et sans cesse animé par les sons d’une harpe éolienne, une grotte et une cascade artificielles gardées par une nymphe endormie, des vers anglais sur le piédestal de la statue, des sentences latines enchâssées dans les troncs des arbres, des bêtes sauvages dans le bois sacré, et pour leur servir de monarque un élan resté bien « farouche ; » plus loin un petit temple gothique entouré des tombeaux de la famille, une pyramide de rochers élevée en mémoire d’un esclave favori, des arbres séculaires pour ajouter à la majesté du lieu, tels étaient en 1771 les ornemens dont il parait par la pensée les jardins de Monticello, telles étaient les ambitieuses visées qu’il consignait minutieusement dans un agenda de poche. Il se contenta d’agrandir peu à peu sa maison, qu’il finit par transformer, après avoir vu l’Europe, en une assez agréable villa dont le prétentieux péristyle contrastait singulièrement avec