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la barbare nudité des habitations que l’on construisait à cette époque en Amérique. Jefferson avait autant de goût pour l’agriculture que pour l’architecture. En 1809, malgré les brèches déjà faites à sa fortune par les crises financières de la révolution, par la passion de bâtir, par le goût des chevaux et des livres, par l’incurie de ses intendans, la nonchalance de ses nègres, l’insuffisance de ses traitemens et l’action de l’embargo, il possédait encore de grands instrumens de travail agricole ; 10,000 acres de terre, 200 esclaves, 24 chevaux de travail, 10 mulets, 45 vaches, 76 bœufs, 98 moutons et 312 cochons, le tout représentant à peu près une valeur d’un million de francs. Il était très savant en théorie agricole ; l’expérience ne lui manquait pas plus que la science, et il avait d’ailleurs beaucoup d’esprit d’observation. Très exact à recueillir tous les faits qui lui passaient sous les yeux, très méthodique, presque méticuleux dans la tenue de ses comptes, de ses tables météorologiques, de ses notes botaniques, il s’était créé une collection considérable de renseignemens et de recettes agronomiques. Il marquait régulièrement trois fois par jour l’état de son thermomètre, et même au milieu des agitations politiques de sa jeunesse, aucun incident n’avait pu le faire manquer à cette coutume, pas même les débats du congrès sur la déclaration de l’indépendance. Le 4 juillet 1776, le jour où elle fut définitivement adoptée, la température était, à une heure de l’après-midi, de 76 degrés Fahrenheit, l’agenda de l’auteur de la déclaration en fait foi, non sans mentionner les dépenses de la matinée : 27 shillings pour achat de sept paires de gants de femme et 37 sous donnés à un pauvre. L’imperturbable minutie avec laquelle il observait et enregistrait les plus petits faits économiques ou scientifiques lui avait permis de se donner à la fin de son administration un vif plaisir, celui de dresser de sa plus belle main un état complet du marché aux légumes de Washington pendant les huit années de sa présidence, état qui indique pour trente-sept variétés l’époque de la première et de la dernière apparition de quelques légumes sur le marché de la capitale pendant la période qu’il embrasse.

On est impropre aux affaires grandes ou petites lorsqu’on ne sait pas descendre aux détails ; mais en soi le goût des détails n’est pas plus l’indice certain d’un esprit pratique que la régularité dans les écritures n’est le signe infaillible d’une bonne administration. Malgré la variété des observations microscopiques auxquelles il s’était livré sur les phénomènes rustiques, malgré l’attention qu’il donnait aux moindres dépenses, Jefferson n’avait que peu d’aptitude aux affaires agricoles. Il était à la fois sujet aux fantaisies et aux idées fixes ; il manquait de discernement dans le choix de ses serviteurs, et l’excès de son optimisme l’entraînait constamment, en dépit de