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Jefferson Eppes, qui venait de se marier, je rêve avec plaisir à votre situation au milieu d’une bonne famille, qui vous aime et qui mérite tout votre amour. Continuez, ma chérie, à développer l’inestimable trésor de leur tendresse. Le cercle de nos proches est le seul dans lequel puisse se rencontrer une affection fidèle et durable, une de ces affections capables de résister à tous les changemens et à toutes les chances. C’est à vrai dire l’unique sol sur lequel il vaille la peine de prodiguer la culture. »

Resté veuf à trente-neuf ans, et appelé à tenir lieu de mère à deux filles encore en bas âge, seules survivantes de six enfans, Jefferson les avait élevées avec la tendresse la plus grave, la plus vigilante et la plus sensée, « comptant sur elles, comme il le leur disait lui-même, pour rendre heureux et serein le soir d’une vie dont le matin avait été assombri par tant de pertes. » Son espoir ne fut pas déçu ; elles devinrent pour lui de charmantes et modestes compagnes, trop respectées pour recevoir souvent la confidence de ses intrigues, de ses calculs et de ses haines politiques, assez aimées pour avoir le privilège de provoquer l’épanchement de ses sentimens les plus élevés et les plus aimables.

Malgré les dénégations répétées de la famille et des amis de Jefferson, ses adversaires persistent à affirmer que ces nobles affections ne lui suffisaient pas, et qu’il recherchait de subalternes plaisirs dans la compagnie de ses servantes. Je ne veux ni ne puis me prononcer sur cette question tant débattue, et à laquelle je ne fais allusion que parce qu’elle a tenu autrefois une grande place dans la polémique des journaux américains, polémique choquante, mais dont l’histoire ne peut se dispenser de faire mention, ne fût-ce que pour rendre odieuse la grossièreté des habitudes politiques du temps.

Ce n’était pas seulement dans les secrètes profondeurs de la vie privée que les partis allaient chercher des armes, c’était dans les profondeurs plus obscures encore des âmes elles-mêmes qu’ils prétendaient introduire un public habitué à soumettre la pureté de la foi aussi bien que la pureté des mœurs aux épreuves d’une sorte d’inquisition populaire. Jefferson était sans cesse cité à la barre de l’opinion pour répondre de ses sentimens religieux. De semblables atteintes aux droits de la conscience le révoltaient et le troublaient également. Pas assez hardi pour affronter le pieux despotisme de l’opinion, et trop fier néanmoins pour s’y soumettre, il ne savait protester contre ces perfides enquêtes sur l’état de son âme que par un silence systématique. Même au milieu des siens, il parlait fort peu de ses croyances personnelles, autant par égard pour la liberté de ses enfans que par souci de la sienne propre. Quelques banalités