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faut le dire, à travers nos mauvaises impressions de théâtre où le sergent recruteur joue le plus souvent le rôle de séducteur et de traître, il est assez difficile de partager sur ce point l’avis d’ailleurs très sincère des optimistes britanniques. D’un autre côté, les Anglais n’envisagent qu’avec horreur notre système de conscription. Ils lui reprochent surtout de porter atteinte à la liberté individuelle, d’exercer sur l’industrie et l’agriculture une influence désastreuse en enlevant de force au travail des jeunes gens qui commençaient à se créer une profession utile. L’état ne se reconnaissant point le droit de faire des soldats, en d’autres termes de ravir les sujets britanniques à leurs goûts et à leurs occupations pour les enchaîner sous les drapeaux, il a bien fallu recourir à des moyens capables de provoqueras enrôlemens volontaires. Un de ces moyens, et le plus énergique de tous est une récompense d’argent connue sous le nom de bounty. L’origine de cette gratification remonte, dit-on, au XVe siècle : des hommes riches et influens sur leurs terres s’engageaient, moyennant certains avantages, à fournir au roi un nombre déterminé de soldats. Aujourd’hui ce qu’on appelle bounty est une transaction directe entre l’état et le recrue. Il est aisé de deviner que le chiffre de la somme qui sert d’appât à l’enrôlement varie selon les temps et les circonstances. En cas de guerre, lorsque la demande, pour me servir du langage des économistes militaires, est considérable, le gouvernement a recours à une double mesure : il élève le taux de la bounty et abaisse en même temps le minimum de la taille exigée pour le service[1]. Au contraire, en temps de paix et lorsque l’on veut réduire l’armée, on abaisse le chiffre de la somme offerte et l’on élève le minimum de la taille[2]. Ce mécanisme si simple a suffi jusqu’ici aux besoins de la Grande-Bretagne dans les circonstances les plus critiques : il n’y a donc point de raisons pour le changer. La contrainte est tellement antipathique aux mœurs et aux idées anglaises que la loi de la conscription militaire n’a jamais pu s’implanter, et,

  1. Au moment de la guerre de la Péninsule, la récompense fut portée à 24 liv. sterl., et le minimum de la taille descendit à cinq pieds trois pouces anglais. On fit également des concessions pour l’âge, et des jeunes gens de seize ans furent admis sous les drapeaux. Jamais depuis 1812 la pression exercée par le système ne fut si grande.
  2. En 1856, avant que la paix fût conclue, la rémunération des recrues était de 7 liv. sterl. ; l’année suivante, elle tomba à 2 liv. Elle est à présent fixée à 3 liv. Je dois d’ailleurs avertir que cette somme ne représente qu’une faible partie des dépenses supportées par l’état. On calcule qu’avec les charges de l’état-major de recrutement, recruiting staff, les frais d’entretien avant de joindre le régiment, l’uniforme, l’armement, etc., chaque recrue coûte environ 20 livres. Il y a quelques années, le kit (sorte de trousseau militaire que le soldat porte dans son havre-sac) était prélevé sur le chiffre de la bounty tel qu’il était fixé pour l’enrôlement. Cette réduction plus ou moins sous-entendue donnait trop souvent lieu à des désenchantemens amers. Le recrue ne recevant point en argent la somme à laquelle il s’était attendu commençait la carrière militaire sous la triste impression qu’il avait été dupe. Une loi juste et libérale a mis un terme à cet abus.