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guillotine sur l’air de God save the king. Barlow, un instant séduit par le projet d’injurier les fédéralistes, avait bientôt abandonné cette pensée pour entrer dans la carrière diplomatique. Resté sans historien et cependant résolu à ne pas rester sans vengeur, trop amoureux du repos pour raconter lui-même et de son vivant les annales de la république, trop homme de parti pour renoncer au dessein de ternir par un durable témoignage la mémoire de ses adversaires, Jefferson se mit à rechercher dans ses papiers et ses souvenirs les élémens d’une diffamation posthume. Il avait eu dès sa jeunesse le goût des petits faits et l’habitude de recueillir par écrit ceux qu’il entendait raconter. Ses notes vinrent puissamment en aide à sa mémoire affaiblie par l’âge. Pendant la présidence de Washington, il avait fait collection des commérages politiques de New-York et de Philadelphie, les plaçant successivement à leur date, pêle-mêle avec ses conversations et ses avis comme secrétaire d’état. Ce singulier assemblage de documens sérieux et de vieilles médisances réunies sans la moindre critique fut la source à laquelle il puisa ses assertions à l’usage de la postérité. Après avoir éliminé de ses carnets ce qui n’avait aucun intérêt politique, ce qui ne pouvait servir à donner une couleur anglaise et royaliste aux amis de Washington, après avoir choisi parmi les actes et les propos les plus compromettans attribués aux « monocrates » ceux dont il se souvenait à soixante-quinze ans comme vrais ou comme vraisemblables, il réunit sous le nom d'anas les fragmens qui avaient survécu à sa révision, il mit en tête un morceau historique destiné à préparer l’impression que devaient produire tant d’anecdotes si perfidement rapprochées, et c’est dans ce petit recueil de faits, qui, vrais ou faux, tendent également à dénaturer la pensée des fédéralistes, que leurs détracteurs vont encore chercher des armes.

En même temps que Jefferson donnait secrètement ces mesquines satisfactions à sa haine pour ses compétiteurs vaincus, il entretenait avec John Adams la correspondance la plus amicale ; il lui parlait de leurs dissentimens passés d’un ton à la fois supérieur et libéral, et lorsque son vieil antagoniste, resté bouillant et batailleur à quatre-vingts ans, se montrait trop impatient de reprendre la discussion, il se refusait à toute polémique inutile avec la dignité naturelle d’un homme de bonne compagnie et d’un victorieux. C’était avec le même accent de supériorité que Jefferson reprochait aux républicains leurs querelles intestines, qu’il interposait ses bons offices entre leurs chefs rivaux, qu’il représentait aux anciens soldats de sa cause combien les motifs de leurs disputes étaient inférieurs aux raisons de leur union, travaillant encore de loin à rallier l’armée qu’il ne commandait plus. Lorsqu’il la conduisait lui-même au combat, il n’aurait