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quatre ou cinq heures du soir, par un beau jour d’été, un rayon lumineux frappera la muraille qui surmonte l’autel et qui vous est cachée par quatre rideaux verts. Peu à peu, grâce au suisse dont vous êtes suivi, ces rideaux tomberont, et les quatre tableaux qu’ils recouvrent s’illumineront pour vous.

Je me souviens du jour où, à cette même heure, je vis pour la première fois s’écarter ces rideaux. Je n’étais pas préparé. Je m’attendais à une de ces œuvres dont je parlais tout à l’heure, à un van Eyck, ou soi-disant tel, brillant, haut en couleur, ingénieusement peint, mais sec, anguleux, trivial. Quelle fut ma surprise ! J’avais devant les yeux une scène splendide, une vision du paradis, des visages célestes, des regards séraphiques, et un art, un dessin, un coloris aussi souple que solide, aussi moelleux que précis, tous les dons en un mot de la grande peinture, et les dons les plus opposés. Sans la disposition un peu trop symétrique de quelques groupes de bienheureux, sans les contours un peu trop arrêtés de ces délicieux fonds de paysage, jamais je n’aurais pu dire de quel âge était cette peinture. Pour la croire quatre fois séculaire, ce n’était pas trop de ces traces d’inexpérience ou de fidélité à d’antiques traditions se mêlant aux perfections techniques d’un art tout à la fois si précoce et si consommé. Me dira-t-on que c’était la surprise qui m’avait disposé à tant d’admiration ? Non, car j’ai maintes fois recommencé l’expérience sans être moins enthousiasmé, et c’est peut-être encore à la dernière épreuve que j’ai senti la plus vive impression.

J’hésite en vérité à décrire ce chef-d’œuvre, tant il est célèbre et connu. On en sait le sujet : c’est l’adoration de l’Agneau, de l’Agneau pur et sans tache, forme mystique du Sauveur du monde. L’Agneau est sur l’autel, au centre de la composition ; les premiers qui l’adorent sont des anges, splendidement vêtus, l’encensoir à la main ; après les anges, à genoux et en demi-cercle, les patriarches, les prophètes, les apôtres et les confesseurs ; puis, derrière eux, toute la milice de Jésus-Christ, les papes, les docteurs, les ermites, les pèlerins, les femmes saintes, les vierges martyres, s’acheminant pour adorer l’Agneau des quatre coins du monde. L’action se passe dans une vaste campagne, sur un pré vert et fleuri, en vue de la Jérusalem céleste, dont les remparts et les tours se dessinent à l’horizon.

Ce n’était pas petite chose, surtout il y a quatre siècles, que de mettre en mouvement tous ces bataillons de fidèles, de les conduire ainsi vers un centre commun, par groupes variés de caractères et d’attitudes, sans confusion et sans raideur, non comme un régiment ou une procession, mais comme une foule ardente, passionnée, et cependant modeste et recueillie. Tel est pourtant le spectacle qui se