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avait chez Hubert un esprit inventif en même temps que fidèle aux nobles traditions de l’art, et que sa part est, dit-on, la plus grande dans la célèbre découverte dont son frère a presque seul l’honneur, parce qu’il l’a pratiquée et popularisée plus longtemps : la découverte, disons mieux, le perfectionnement de la peinture à l’huile. N’est-ce donc pas justice de s’arrêter avec un peu de complaisance devant celui de ces deux frères que la postérité a traité le moins bien ? Et pourtant gardons-nous de ne rien dire de l’autre : la renommée n’a presque jamais tort. Si Jean nous laisse voir des goûts moins élevés, moins de style et de poésie peut-être, s’il descend d’un degré dans l’échelle de l’art, il est plus fécond que son frère ; il possède les dons que la postérité prise avant tous les autres : il est original et créateur. N’eût-il fait que ce soubassement des peintures de Saint-Bavon, il faudrait encore le compter pour un des plus hâtifs et des plus puissans artistes des temps modernes.

Ici la scène change : non-seulement nous quittons le ciel, mais je n’aperçois plus ni Cologne ni Venise ; je suis à Bruges, à Gand, en pleine Flandre. Regardez ces visages, quelle vérité ! quelle étude de mœurs ! quelle comédie de caractères ! Comme le trait individuel de chaque personnage est admirablement marqué ! Toute l’école hollandaise et flamande n’est-elle pas dans ces trois cents figures ? Ce goût de vérité, d’imitation, de portrait, ces instincts réalistes, pour parler la langue d’aujourd’hui, ils étaient donc déjà bien forts chez ce jeune homme, pour qu’échappé de la veille à la tutelle de son frère, il les laissât percer dans ce sujet mystique, dans cette scène de piété ? Voilà sans doute, au milieu de ces groupes, de nobles et austères figures, de vraies figures de saints ; mais comme elles sont entremêlées de figures plus mondaines, et surtout mieux nourries ! Cette rotondité flamande qui, deux siècles plus tard, fournira tant de joyeux modèles aux van Eyck sécularisés, elle est là devant l’Agneau sans tache et jusqu’au pied de son autel. Jean ne peut s’empêcher de voir et de traduire le côté grotesque et risible de la nature humaine ; dans les rangs mêmes de ses prophètes, de ses docteurs, de ses apôtres, il glisse des visages d’une telle bonhomie et d’un si franc comique, qu’il provoque à sourire même en ce voisinage d’ascétisme et de mysticité. Teniers n’a qu’à venir au monde, il trouvera sa tâche faite. Son esprit est déjà sur la toile, tempéré seulement et comme contenu par la gravité du sujet et par la fermeté concise de la touche.

Et que dire maintenant de la composition ? On sait déjà quel étonnant mélange d’ordre et de mouvement règne dans cette foule. Ne regardez que les plans inférieurs, les deux ou trois premiers rangs de figures, c’est la perfection même. Je défie l’art moderne et ses plus nobles représentans d’imaginer une action mieux conçue, des