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mouvemens plus justes, des poses plus naturelles, de plus heureux enlacemens, et tout cela paré de la couleur la plus harmonieuse et la plus magistrale. M. Ingres, dans ses meilleurs jours, ne saurait pas mieux peindre, ni Poussin mieux composer. Où donc est le point faible, car tout chef-d’œuvre a le sien, surtout un chef-d’œuvre archaïque, exposé par son âge à tant de défaillances ? Il est ici aux arrière-plans : un certain reste des influences et des routines du moyen âge s’y laisse apercevoir. Le public n’était pas alors aussi complaisant pour les peintres qu’il l’est devenu depuis. Il ne se prêtait pas aux mystères et aux sous-entendus de la perspective aérienne. Même au fond d’un tableau, il lui fallait une image précise des objets imités. Ces teintes vaporeuses, ces traits vagues et indéterminés, tous ces je ne sais quoi qui pour nous expriment les lointains mieux encore que la décroissance des lignes, auraient semblé en ce temps-là une impertinence d’artiste. Le peintre était tenu de représenter les choses avec un soin égal, quel qu’en fût l’éloignement, et de les faire voir, non telles qu’elles apparaissent à distance, mais telles qu’elles sont réellement. De là, dans les tableaux de cette époque, ce luxe de détails qui va se prolongeant jusqu’au plus extrême horizon, et qui détruit du même coup l’illusion et la vérité : genre de faute que le moindre écolier saurait éviter aujourd’hui, et dont van Eyck ne pouvait se défendre. Il ne se complaît pas dans l’ornière comme la plupart de ses contemporains ; mais il n’essaie pas d’en sortir. On l’y sent retenu, et par les habitudes de son public, et par sa propre dextérité, par la finesse de son pinceau. Il veut tout rendre, tout exprimer ; plus les objets s’éloignent, plus il les étudie. Aux premiers plans, il est artiste : il compose, il dessine en peintre ; aux derniers, il devient géographe ; c’est à vol d’oiseau qu’il dessine, s’attachant à nous faire pénétrer jusque dans l’intérieur de ses groupes, c’est-à-dire à nous montrer des choses qui sont dans la nature tout à fait invisibles ou partiellement éclipsées.

Malgré ces invraisemblances, ces fautes d’harmonie, ces infractions de perspective, l’œuvre de Jean van Eyck s’empare du spectateur, le charme, le saisit, sans lui laisser le temps de consulter sa date. Ce n’est qu’à la réflexion que l’archaïsme se laisse voir ; tout d’abord c’est l’art seul qui paraît. La vérité des premiers plans, l’éclatant relief de l’ensemble dominent tout le reste. Et que serait-ce donc si l’œuvre était complète, si nous l’avions tout entière sous les yeux ! car, j’oublie de le dire, Gand n’en possède qu’une partie, la meilleure, il est vrai, puisque c’est le cœur même du sujet, le centre de la composition, mais à ce centre se rattachaient deux ailes, et les ailes n’y sont plus ! Depuis quand ? On ne le croira pas, cette mutilation n’a pas un demi-siècle ; elle date de 1815.

L’œuvre dans son entier, telle que l’avaient conçue les deux frères