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y avait à Bordeaux, chez un vieux serviteur de l’empire, le général d’Armagnac, un tableau qu’il avait rapporté d’Espagne, que depuis quarante ans il gardait dans sa chambre, et qu’il donnait pour un Hemling, j’avoue que j’eus à peine la curiosité de le voir. Je croyais tout au plus à une de ces œuvres estimables et problématiques auxquelles le nom de notre peintre est trop souvent associé. Je fus donc étrangement surpris lorsqu’au premier regard jeté sur ce tableau, je me trouvai en pays de connaissance. Cette sainte Vierge assise sous un dais, c’était la vierge du grand triptyque de Bruges : même figure, trait pour trait ; la taille à peine un peu moins grande, mais la pose, l’ajustement et l’expression complètement identiques. La ressemblance était la même entre les saints patrons représentés sur la face extérieure des grands volets de l’hôpital et ce saint Dominique, ce saint Jacques, que je voyais debout des deux côtés du dais. Je ne parle pas des détails, dont les similitudes me frappaient de toutes parts ; qualité de la touche, travail du modelé, style, couleur et facture, rien n’y manquait.

La chose était donc claire ; pour cette fois, c’était un véritable Hemling, sans problème et sans contestation possibles. Aussi, lorsqu’en regardant de près les bordures du tapis jeté sous les pieds de la sainte Vierge je découvris le monogramme du peintre, tel qu’on le lit à Bruges, et avec cette différence qu’il était là sur le tableau lui-même, et non pas seulement sur le cadre, je n’éprouvai qu’une satisfaction secondaire : la preuve était surabondante ; la signature du maître était partout dans ce tableau.

Ce qui valait mieux pour moi que la découverte du monogramme, ce qui ne m’étonnait pas moins que la beauté de l’œuvre, c’était sa conservation. Le Mariage de sainte Catherine a subi en 1826 une restauration maladroite qui, Dieu merci, n’a pas atteint les parties nobles de la composition, mais qui a laissé des traces trop visibles sur quelques draperies et dans certains accessoires. Ici le bonheur veut que, depuis sa sortie d’Espagne en 1810, ce grand panneau n’ait pas été touché, et rien ne laisse apercevoir des restaurations antérieures.

Il faut pourtant le dire, si ce tableau, maintenant à Paris[1], est identique aux grands triptyques et au diptyque de Bruges par la dimension des figures, par le style et par l’exécution, s’il leur est même jusqu’à un certain point supérieur par un état de conservation plus parfaite, il n’est pas leur égal à tous les points de vue, et ne suffirait pas pour donner une complète idée du génie de l’artiste. Au lieu d’une conception entièrement religieuse et poétique, d’une œuvre d’imagination, c’est un grand portrait de famille ou

  1. Il appartient à M. le comte Duchâtel.