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guerre avait donné à Jefferson ne l’avait nullement réconcilié avec la tyrannie de Napoléon. La guerre soulevait dans son âme une indignation généreuse qui s’exhalait en termes fort chargés, dont la sincère exagération nous fait sourire aujourd’hui, mais qui n’en sont pas moins un signe frappant de l’horreur que Napoléon inspirait alors à ceux des amis de la liberté qui avaient le moins souffert de ses gigantesques folies, et qui semblaient le plus faits pour être touchés par la grandeur de son génie et de sa destinée. Après l’abdication de Fontainebleau, Jefferson écrivait à M. Short : « Vous parlez de votre retour possible en France, maintenant que Bonaparte est renversé. Je ne m’en étonne pas. La France, délivrée de ce monstre, doit être redevenue le pays le plus agréable de la terre. » La joie que lui causait « la chute de la bête » n’était troublée que par la crainte que cette chute ne fût pas définitive. Il s’attristait en voyant renaître les méfiances et les colères réciproques des royalistes et des libéraux ; il s’inquiétait de l’amertume avec laquelle M. de Lafayette parlait déjà dans ses lettres « de l’illégalité d’une charte où la souveraineté du peuple était niée, des inconvenances, des insuffisances, des impossibilités de cette fabrication royale ; » il lui rappelait et lui répétait doucement les sages conseils, malheureusement si peu écoutés, qu’il lui avait donnés en 1789 ; il l’engageait à ne pas se montrer trop ambitieux en fait de liberté, ni trop exigeant envers les Bourbons ; il insistait sur la nécessité de faire l’éducation libérale de la France. « Prenez garde, disait-il : lorsque la liberté, au lieu d’avoir pris racine dans les esprits et d’avoir grandi avec la raison publique, est recouvrée par la violence ou par quelque cause accidentelle, elle ne produit, chez un peuple qui n’y est point préparé, qu’une autre sorte de tyrannie, celle de la foule, du petit nombre ou d’un seul. » Et à Dupont de Nemours le 28 février 1815 : « J’ai à vous féliciter, et je le fais bien sincèrement, d’être revenu de Robespierre et de Bonaparte à votre situation anti-révolutionnaire. Vous en êtes à peu près où vous en étiez au Jeu de Paume, le 20 juin 1789. Le roi vous aurait alors accordé par un pacte la liberté religieuse, la liberté de la presse, le jugement par jury, l'habeas corpus, et une législature représentative. À mes yeux, ce sont là les élémens essentiels qui constituent le gouvernement libre… Et bien que la dernière capitulation du roi ne me paraisse pas aller tout à fait jusque-là, … j’ai l’espoir que, par une pression constante et prudente, vos patriotes pourront obtenir de lui ce qui vous manque encore pour vous donner une mesure modérée de liberté et de sécurité. S’il n’en était pas ainsi, je craindrais beaucoup un retour à des mécontentemens qui ramèneraient Bonaparte. » Moins de trois mois après, Dupont de Nemours, dégoûté de l’indifférence avec laquelle la France avait laissé partir les Bourbons et revenir Bonaparte,