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une race, à un temps déterminés, qu’il avait reçu une éducation particulière ! Il est entouré de tous les accidens de temps et de lieu, limité par les circonstances les plus étroites. Ce n’est donc pas un cheval idéal et absolu, puisqu’on ne peut l’abstraire du temps et de l’espace. Ce cheval est fait pour dérouter beaucoup d’honorables personnes pour lesquelles idéal est synonyme d’abstrait, et qui croient volontiers qu’une œuvre est d’autant plus universelle qu’elle est plus indéterminée. Un caractère d’indétermination, d’idéalité métaphysique, loin d’être une preuve du génie de l’artiste, est au contraire une preuve de son impuissance et de sa faiblesse. Dans les arts, rien de grand sans individualité vigoureuse et sans limitation énergique. Rien n’est funeste à l’intelligence des arts et à l’imagination de l’artiste comme cette croyance que les personnages créés par le peintre ou par le sculpteur doivent être des types généraux et non des individus. Que ce personnage s’élève, s’il le peut, jusqu’à la hauteur d’un type, je n’y contredis pas, mais il ne doit se permettre d’être un type qu’après avoir été un individu ; il ne doit se rattacher à la vie générale qu’après avoir montré qu’il vit d’une existence individuelle. Je veux savoir avec précision quelles sont les circonstances de sa vie, les particularités de son caractère, ses habitudes physiques et morales, tout enfin, jusqu’à la nuance de sa chevelure et à la couleur de ses yeux. Je veux pouvoir le mesurer de mon regard, le toucher de ma main, le nommer par son nom. Est-il à craindre que la conception de l’artiste perde par cette individualisation sa profondeur morale et sa signification éternelle ? Non, si l’artiste est un artiste véritable, il n’y a rien de pareil à redouter, car voici le miracle qu’il doit accomplir, c’est de douer d’une âme vivante l’individu, qu’il a si strictement enfermé dans les circonstances de temps et de lieu. S’il sait opérer ce miracle, le personnage qu’il aura créé jouira du privilège de l’Ame, c’est-à-dire de l’immortalité et de la puissance de transformation. Alors il aura vraiment une grandeur éternelle ; il sera plus et mieux qu’un type, car le type suppose une systématisation de ce qui ne doit pas être systématisé, une limitation de ce qui ne doit pas être limité ; il suppose que la vie morale s’est figée et cristallisée en une certaine forme, et que ses eaux, qui sont faites pour couler sans obstacles, ont rencontré une barrière artificielle qui les a arrêtées. Le personnage créé par un grand artiste au contraire, en même temps qu’il s’offrira à notre imagination emprisonné dans les circonstances les plus précises, ne connaîtra aucune entrave morale. Il sera comme ces hommes remarquables qui, dans l’étroite enceinte d’un salon ou d’un atelier, nous entraînent avec le courant de leur parole, nous portent sur les flots de leur âme jusqu’à l’océan de l’être universel