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penchait ainsi que le spectre de la légende sur le cou de son cheval noir ! comme il était irrésistible alors que, secouant sa chevelure trop abondante, il se donnait les airs d’un petit Paganini ! Je le vis alors, je l’entendis, et je le compris, A son talent fascinateur de virtuose, M. Offenbach joignit bientôt le don précieux du compositeur. Il s’essaya sur toute sorte de sujets, et fit sur quelques fables de La Fontaine, selon l’énergique expression du poète,

Ce que les papillons, hélas ! font sur les roses.

Tant de talens réunis ne pouvaient pas rester longtemps sans récompense, et à peine M. Arsène Houssaye fut-il nommé directeur du Théâtre-Français que M. Offenbach fut mis à la tête du vieil orchestre du théâtre de la rue de Richelieu. M. Offenbach joua de cet orchestre vénérable comme il jouait du violoncelle. Se démenant au fond de son entonnoir comme un diable dans un bénitier, il donna la parade en plein Théâtre-Français. Son succès fut grand. Les faveurs pleuvaient sur la tête de M. Offenbach, et chaque année on lui arrangeait une belle représentation à son bénéfice, où toute la Comédie-Française paraissait comme dans la cérémonie du Malade imaginaire. Enfin l’empire se fait, M. Fould est nommé ministre d’état, et dès juillet 185& M. Offenbach obtient le privilège du théâtre des Bouffes-Parisiens, où il règne et gouverne depuis cinq ans. Ai-je besoin de parler de ce théâtre fameux, qui a inauguré en France un nouveau genre de musique dramatique que l’Europe nous envie ? qui ne connaît la série des chefs-d’œuvre qu’y a composés M. Offenbach : les Deux Aveugles, Ba-ta-Clan, Croquefer ou le Dernier Paladin, Tromb-al-Cazar, le Savetier et le Financier, enfin Orphée aux Enfers, qui a eu autant de représentations que le Robert le Diable de Meyerbeer ? M. Offenbach pourra s’élever encore dans l’admiration des hommes, mais je doute qu’il puisse dépasser Orphée aux Enfers, qui me paraît être le suprême effort de son bufonissimo genio.

Comme tous les hommes supérieurs, M. Offenbach a compris les besoins de son époque, et y a répondu. Son œuvre est le double produit d’une libre fantaisie fécondée par l’esprit de la génération dont il a deviné les penchans et caressé les instincts. Son succès n’est point un accident, c’est un phénomène social parfaitement légitime qui aurait pu ne pas être, si M. Offenbach n’eût pas existé ; mais l’auteur d’Orphée aux Enfers une fois admis, il devait pousser de vigoureuses racines sur le terrain où nous sommes. Les routiniers, les critiques pédans perdus dans les brouillards de l’idéal, comme j’en connais, les admirateurs intrépides du passé et des vieux chefs-d’œuvre, les esprits moroses, les politiques surannés, ont eu beau protester contre le théâtre et l’œuvre de M. Offenbach, qu’ils ont traité de haut en bas : l’auteur d’Orphée aux Enfers n’en a été que plus fort, plus acclamé, plus chéri par la jeunesse, par les femmes du monde, par tous ces hommes de bonne humeur, qui sont si nombreux et si puissans de nos jours ! Fort de l’appui de l’autorité et de la faveur de l’opinion, M. Offenbach a pu braver le dédain des grands journaux, qui se sont refusés à parler de son théâtre ; il a pu braver les anathèmes, les railleries des envieux, et vaincre tous les obstacles qu’on a voulu opposer à son essor. Il est arrivé, il est,… et bien aveugles sont ceux qui ont méconnu l’importance sociale d’un musicien qui a fait