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me connaîtrez mieux et comprendrez qu’il est impossible que je reste. Je pense à vous depuis que j’ai pu me souvenir de quelqu’un et de quelque chose. Mon premier mouvement, quand j’ai su que vous étiez revenue à La Grisolle, a été de courir à vous pour vous embrasser… J’ai retrouvé une belle personne dont la vue m’a rempli de trouble… Plus tard, vous m’avez parlé avec une douceur, une onction, une fermeté qui me pénétraient. J’étais entre vos mains comme une cire molle. Si je n’avais pas fait absolument tout ce que vous vouliez, il m’eût semblé que j’étais coupable du plus grand crime… Vous savez si j’ai résisté à cette voix qui m’invitait à l’obéissance !… J’ai travaillé, on a fini par admettre que j’avais quelque talent ; c’est peut-être vrai, mais le cœur n’y est pas. Je me désole de désespérer mon pauvre vieux parrain,… Le cher homme ne mérite pas qu’on lui fasse de la peine… En vous regardant à travers les arbres, quand M. de Savines se trouvait sur votre passage, comme s’il vous eût attendue, j’ai bien compris d’où venait ce surcroît de tristesse. Je ne me fais point d’illusion sur l’attachement que vous avez pour moi, je ne m’enorgueillis d’aucune sotte idée ; mais il faut que j’arrache cette épine de mon cœur. C’est pourquoi j’ai pris la résolution de voyager. L’air d’ici est plein de vous ; partout je vous vois… J’irai si loin, qu’il faudra bien que je vous oublie en route.

— Et où irez-vous ? demanda Marthe.

— En Italie d’abord ; on dit que les gens de mon métier y trouvent à s’instruire… Si ce pays est encore trop près, je pousserai plus avant.

Une sorte de pitié s’empara de Marthe, et avant même d’avoir réfléchi : — Ne partez pas sans nous faire vos adieux ! reprit-elle.

Dans la soirée, Marthe vit le bonhomme Favrel ; l’idée de perdre un enfant auquel il s’était dévoué le navrait. — C’est un innocent, disait-il. Que deviendra-t-il loin de ceux qui ont pris soin de lui ?… Si je n’étais pas si vieux, je le suivrais… Comment faire pour le retenir ? — Le pauvre maître d’école suppliait Mlle de Neulise de lui venir en aide ; il ne disait pas tout, mais ses yeux parlaient pour lui. — Tenez, ajouta-t-il, voilà ce que j’ai trouvé dans sa chambre ; il vous destinait cet objet, mais jamais le pauvre Valentin n’aurait osé vous l’offrir.

En parlant ainsi, le père Favrel tira de dessous son vêtement une statuette de bois d’un travail exquis. L’attitude, la draperie, le mouvement du corps, les traits, l’expression du visage, tout était charmant. À la vue de cette œuvre traitée d’une manière à la fois large et délicate, Marthe poussa un cri d’admiration. Presque aussitôt elle rougit, il lui semblait que c’était sa propre image qu’elle avait sous