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murait au dehors, et les murmures arrivèrent jusqu’aux oreilles du prince. « Qu’est-ce donc? s’écria-t-il un jour impatienté des observations de ses courtisans; qui m’empêcherait de le faire empereur? » Ce mot imprudent perdit Rufin ; le favori désormais ne mit plus de bornes à ses désirs ni de ménagemens dans sa conduite.

L’engouement du maître se justifiait à ses yeux par l’utilité très réelle du serviteur. Théodose prenait l’empire de Constantinople dans un état complet de dissolution : unité religieuse, unité politique et jusqu’à la sûreté du territoire, tout avait été ruiné par Valens. Malgré une incontestable bravoure et une ferveur chrétienne moins contestable encore, ce frère du grand Valentinien avait été plus funeste au monde romain que les plus lâches empereurs, et plus pernicieux au christianisme que Julien lui-même. Après avoir introduit sur la rive droite du Danube la nation des Visigoths, fugitive devant les Huns, Valens n’avait su ni lui assurer une hospitalité honorable, ni la contenir par la force dans les cantonnemens qu’il lui octroyait. Une suite de mesures absurdes ou injustes souleva ces Barbares, qui, de la condition d’hôtes supplians, passèrent à celle de maîtres arrogans et superbes, et l’on vit (chose étrange et nouvelle!) un peuple entier errer sur la terre romaine, avec ses rois, ses lois, ses prêtres, sa langue barbare, rançonnant le pays qui lui avait donné asile et menaçant sa capitale et son empereur. Tel était le fruit de la politique de Valens. En matière de religion, sa partialité passionnée pour les doctrines ariennes mit le désordre dans l’église orientale; il n’y eut plus ni règle ni frein dans la fabrication des symboles de foi; la cour impériale devint une officine de formulaires que les soldats imposaient aux évêques et aux moines, et contre lesquels la subtilité grecque réagissait par d’autres formules non moins arbitraires. Chaque église se fit sa règle particulière et anathématisa les autres. Les païens, relevant la tête avec impunité, bravèrent les lois prohibitives du polythéisme, et le catholicisme seul trouva des exils et des bourreaux. Aussi, quand cet insensé mourut sous les coups des Goths à la bataille d’Andrinople, et que Gratien offrit à Théodose l’empire d’Orient, qui était à reconstituer et presque à reconquérir, celui-ci hésita longtemps. Il ne céda qu’au devoir de servir une cause qui était pour lui la vérité.

Son épée suffit pour rétablir l’unité politique, balayer les bandes de Goths qui ravageaient les provinces romaines des deux côtés de l’Hémus, et emprisonner cette nation dans des limites qu’il lui traça; mais la reconstruction de l’unité religieuse demandait d’autres qualités que celles d’un soldat. Ce fut surtout l’œuvre de Rufin. Sous sa main ferme et hardie, elle marcha sûrement et rapidement : les sièges épiscopaux épurés, le clergé catholique reconstitué sous des chefs illustres, l’arianisme resserré, traqué dans quelques positions