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rente et d’une mission réelle. La mission apparente avait trait à quelques affaires de peu d’importance; la mission réelle et secrète consistait à sonder le cardinal, à découvrir ce qu’il voulait, à pressentir ses dispositions pour la guerre ou pour la paix, à voir en un mot ce qu’il y aurait à faire avec lui, en lui prodiguant les marques de l’estime et de la confiance du roi. Le comte de Castellar n’avait point là vraiment une mission facile. Un peu adouci par les déférences de Victor-Amédée, le cardinal n’échappait pas moins à son envoyé par une incessante ambiguïté. Aux ouvertures qu’on lui faisait, il répondait d’abord par des soupçons, accusant le prince piémontais d’être en négociation avec l’empereur pour s’arranger directement. Les premiers ombrages se dissipèrent un peu cependant, et les confidences prirent en apparence un caractère plus intime. On était d’accord sur la nécessité de chasser les Allemands de l’Italie, sur l’identité des intérêts du Piémont et de l’Espagne, et on en vint à des propositions que le cardinal résumait ainsi : alliance offensive et défensive des deux cours de Madrid et de Turin, conquête du Milanais au profit de Victor-Amédée, contingent de vingt mille hommes d’infanterie et de trois mille hommes de cavalerie fourni par l’Espagne pour la guerre de Lombardie; d’un autre côté, l’Espagne recevrait à titre de dépôt la Sicile comme point de départ de la conquête de Naples. Si la guerre était heureuse, Victor-Amédée garderait Milan en échange de la Sicile ; si elle était malheureuse, la Sicile lui serait rendue.

La pensée secrète paraissait trop bien, et le plus clair était que Victor-Amédée risquait fort de n’avoir ni Milan ni la Sicile. Le prince piémontais s’en tira comme il put, refusant de mettre son royaume en gage entre les mains de l’Espagne. Au fond, le cardinal lui-même n’attachait peut-être pas une extrême importance à sa demande et ne s’en occupait guère, en homme plus pressé de pousser à bout son aventure et d’agir seul que d’attendre une réponse. Aussi, lorsque bientôt après le comte de Castellar se présentait de nouveau avec le projet de traité modifié à Turin, Alberoni s’en émut peu; il fut évasif, disant qu’il était bien tard, que l’Espagne avait pris seule ses dispositions, et que la flotte était déjà loin. Le cardinal était d’autant plus pressé qu’il avait à gagner de vitesse l’intervention de l’Europe. L’empereur venait en ce moment de faire la paix avec les Turcs. Une flotte anglaise entrait dans la Méditerranée. L’amiral Byng, touchant à Alicante, avait expédié un courrier à Madrid pour notifier sa mission, qui était de maintenir la neutralité de l’Italie, et de travailler, disait-on, à un accommodement entre l’empereur et le roi catholique. Alberoni répondit fièrement à l’amiral qu’il pouvait exécuter ses instructions. Quant au Piémont,