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intérêts passagers du pays qu’il représente, et non des intérêts éternels des peuples. On avait surtout réussi à le poser souverainement comme l’inflexible défenseur des droits absolus du catholicisme et de la monarchie. Il semblait à la génération présente que cette sorte de grand-prêtre sémitique, isolé dans ses principes impitoyables, ne se fût jamais accommodé des tempéramens de la pratique, n’eût rien connu de nos besoins vulgaires et des conventions mondaines. On est enfin éclairé à ce sujet comme on pouvait le prévoir : à Joseph de Maistre, comme à tout autre, on peut enfin appliquer le fameux vers de Térence sur l’homme. Ces lettres sont donc bien loin de mettre l’auteur du Pape en opposition avec ses théories ; elles ne font que mieux dévoiler le parti-pris auquel il obéissait, et de plus elles montrent sa facilité tout italienne à se plier aux circonstances. Joseph de Maistre y est contenu tout entier sous la face triple du personnage officiel, du théoricien absolutiste, de l’homme privé. Assurément il y a là de quoi composer un caractère. La scène d’ailleurs se passe à une époque où les faits succédèrent plus rapidement aux hypothèses que les hypothèses aux faits, où toutes les facultés du comte de Maistre furent certainement le plus tendues et trouvèrent le plus à s’exercer. De 1811 à 1817, quelle période pour l’ambassadeur d’un roi catholique auprès du tsar! La campagne de Russie, la double chute de Napoléon, la sainte-alliance, le rétablissement en France des droits du trône et de l’autel avec la charte pour base, quelle succession d’éblouissemens pour un publiciste monarchique et religieux! Il faut suivre dans les lettres mêmes de Joseph de Maistre les divers sentimens, quelquefois contradictoires, que ces évolutions lui inspirèrent. Les lettres abordent tour à tour la politique générale, la politique particulière de la Sardaigne, les théories philosophiques, enfin les émotions et les affaires personnelles de l’homme et de l’ambassadeur; c’est cet ordre que nous suivrons dans les diverses citations que nous allons emprunter à la nouvelle Correspondance diplomatique que va publier M. Albert Blanc.

Où Joseph de Maistre ne varie guère, c’est dans sa haine contre Napoléon. C’est plus qu’une haine personnelle, c’est une haine en quelque sorte théorique, par conséquent impitoyable. En 1811, au moment où s’ouvre cette correspondance, la France, plus qu’à demi épuisée, ressentait le contre-coup de la guerre d’Espagne. Napoléon était brouillé avec presque tous ses généraux. « Je songe souvent, écrit Joseph de Maistre au roi de Sardaigne, à combien peu de chose tient cette puissance formidable qui fait trembler l’Europe! L’autre jour, dans un très petit comité, un ministre étranger, sujet de Napoléon, nous dit en propres termes : « Il n’y a plus d’autre remède que de le faire enfermer comme fou.» Il n’y a rien là d’impossible, sire; mais ce mot d’enfermer est une pure illusion; on ne met jamais la main sur un tel personnage que pour le tuer au plus tard le lendemain. » Et, comme pour consoler ce pauvre petit roi de Sardaigne, si mal à son aise entre la France et l’Autriche, Joseph de Maistre ajoute en forme de leçon : « Enfin, sire, quoique ses prodigieux succès fassent nécessairement entrer des doutes dans tous les esprits, cependant il faut s’en tenir aux principes qui défendent de regarder cet homme comme souverain chef d’une race; mais combien de souverains légitimes auront peut-être envié sa puissance dans leur cœur! C’est tout comme s’ils avaient envié la force physique des portefaix.