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Celle de Napoléon n’est point du tout royale, elle est révolutionnaire, et voilà pourquoi, sire, les princes qui, par état et par nature, sont étrangers à cette force ne doivent pas se compromettre personnellement avec elle. » Ceci n’empêchera pas Joseph de Maistre de conseiller au roi, en 1814, de se faire chef des Italiens et d’employer les révolutionnaires; mais comme les moyens indiqués pour ce changement de rôle s’accorderont peu avec l’heureuse politique piémontaise de 1860 !

Les principes ne connaissent pas d’amis; en voici un nouvel exemple. Au commencement de 1812, Bernadotte ose enfin attacher le grelot; ce coup ne l’empêchera pas d’être considéré comme un fort petit compagnon. « Je ne sais, sire, ce que fera cet homme; mais... s’il venait à faire une bonne trouée de sergent, les souverains pourraient s’y jeter et passer, comme dans les mains du brodeur une aiguille de fer fait passer un fil d’or qui demeure en place, tandis que le chétif instrument devient inutile. Je souhaite que la comparaison soit exacte jusqu’au bout, car il ne peut pas être bon et il n’est nullement probable que ce personnage commence une race royale en Suède. »

Cependant les événemens se précipitent. Le 14 mars 1812, l’Autriche conclut avec la France ce traité perfide où elle s’engage à lui fournir ces trente mille soldats que commandera le prince Schwarzenberg. Contre l’invasion menaçante, peut-on fonder quelque espoir sur l’Allemagne? «Qu’attendre d’un pays systématiquement corrompu depuis quatre-vingts ou cent ans? » — Bref, « le grand empereur de Russie n’a pas été heureux jusqu’à présent, de manière qu’on ne saurait s’empêcher d’être inquiet. » Enfin la guerre elle-même commence à la fin de juin, et dès le premier jour apparaît le système de résistance opposé par la Russie à l’invasion. « A l’ouverture de la campagne, nous avons vu se déployer un plan auquel personne ne s’attendait : c’est celui de harasser Bonaparte et de lui faire une guerre espagnole, sans livrer bataille. La Pologne est abandonnée systématiquement; les Russes, en se retirant devant les Français, détruisent ou emmènent tout; ils ne laissent pas un cheval, une vache, un mouton, une volaille. Les Français arrivent de leur côté comme des bêtes féroces et affamées; ils vont sans souliers, sans habits, sans paie et sans pain, enfin avec leur fusil, qui est toujours excellent... Le principal auteur du système russe est un officier prussien nommé Pruhl. » Et déjà il est facile de prévoir, même avant Smolensk, même avant Borodino, même avant Moscou, la plus fatale des retraites.

Le général Balachof, gouverneur militaire de Pétersbourg, étant allé à Kovno, par l’ordre du tsar, s’aboucher avec Napoléon, celui-ci lui dit, entre autres choses curieuses : «Qu’est-ce que votre empereur fait à la tête de ses armées? Qu’il demeure tranquille dans sa capitale pour gouverner ses états; quant à moi, je fais mon métier. » — Rien parfois n’est en effet plus comique que les intrigues, les tergiversations de toute espèce, qui ont lieu autour du commandement suprême de l’armée russe; mais après la prise de Smolensk, « événement qui fit un tort infini à M. Barclay de Tolly, » Alexandre, forcé par l’opinion, appela, le 20 août à ce commandement le général Kutusof. Quatre mois auparavant, Kutusof était plénipotentiaire en Turquie, et comme il ne se hâtait pas d’user de ses pleins pouvoirs : « Savez-vous à