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le philosophe qui ailleurs soutient si cavalièrement que « contre notre légitime souverain, fût-il même un Néron, nous n’avons d’autre droit que de nous laisser couper la tête en lui disant respectueusement la vérité. »

Grande est donc sa satisfaction quand il est enfin écouté. Il s’excuse tout d’abord de l’aigreur de ses. Lettres, tout en conservant encore quelque défiance. «Je m’abstiens, à la vérité, écrit-il le 15 novembre 1816, de trop exprimer ma joie de peur de prêter au ridicule, si le titre de ministre d’état qui m’est annoncé signifie une retraite pure et simple, comme on a pu le croire. » En même temps il a soin de faire ressortir les regrets qu’il laisse à Pétersbourg. « Au cercle le matin et au bal le soir, sa majesté l’impératrice et son auguste mère ont eu la bonté de m’adresser des mots infiniment flatteurs sur la nouvelle destination de mon fils[1] et sur mon départ futur. Je reçois, au sujet de mon départ, un grand nombre de témoignages de bonté et d’intérêt. On s’accoutumait à me regarder comme Russe, et moi-même je croyais l’être….. Mais rien n’égale le discours de Mgr le grand-duc Nicolas: « Est-il vrai que vous voulez nous quitter? — Oui, monseigneur, etc. — Oh! cela n’est pas possible. — Je demande bien pardon à votre altesse impériale, etc. —Oh! bon! vous verrez que vous ne partirez pas.» — C’est là une de ces occasions où l’on ne peut répondre que par un sourire respectueux. »

En résumé, quiconque connaîtrait Joseph de Maistre par cette seule correspondance porterait sur lui un jugement sans doute incomplet, mais du moins juste. Si l’on soupçonne difficilement que la même plume qui écrivit ces lettres ait écrit le Pape et les Soirées de Saint-Pétersbourg, du moins a-t-on ici, je le répète, l’homme et le philosophe tout entiers. L’intérêt est réel malgré la monotonie de la forme et la rareté des aperçus originaux, mais cet intérêt subsiste précisément parce qu’il nous dévoile les tâtonnemens et les faiblesses d’une intelligence si rigide, d’un esprit si absolu. Les citations que nous avons choisies parmi les plus caractéristiques se recommandent presque toutes par leur enveloppe paradoxale et ces vivacités de langage, parfois si injustes et si brutales, qui semblent naturelles au tempérament de Joseph de Maistre. Il est sans cesse le premier à oublier ces paroles d’une si haute raison qu’il a pourtant lui-même écrites : « Ces temps sont bien tristes: les passions se mêlent à tous les débats politiques; chaque différence d’opinion produit des jugemens outrageux et par conséquent des haines; c’est une chose étrange qu’à l’époque où les hommes se sont donné le plus de torts, ils ne veuillent s’en pardonner aucun, et, ce qui est pire encore, qu’ils veuillent regarder comme des erreurs monstrueuses et pour ainsi dire comme des forfaits des opinions qui ne peuvent être jugées que par les événemens futurs. » — A qui donc mieux qu’à Joseph de Maistre lui-même cet avertissement peut-il s’appliquer? Faut-il dire toute notre pensée? Les adversaires comme les partisans du comte de Maistre se sont fait de lui une opinion trop haute. Sa faiblesse se révèle partout, et elle se révèle surtout dans l’exagération et l’intolérance de ses idées, tout absolutistes et ultramontaines qu’on les accepte, dans les limites inflexibles qu’il

  1. Officier russe, le jeune de Maistre venait d’être nommé lieutenant-colonel dans l’état général de l’armée sarde.