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nous prenons ces expressions dans leur signification la plus précise et la plus exacte. Nous assimilons matériellement les tentatives dramatiques qui se sont succédé chez nous depuis 1825 aux étapes d’un voyage dont le terme nous est inconnu, entrepris pour atteindre une certaine capitale nouvelle dans le royaume de l’art dramatique, qui puisse remplacer l’ancienne capitale que nous avons perdue, ou pour mieux dire désertée. Nous nous sommes mis en route pour découvrir cette capitale depuis le jour où la révolte romantique, aidée de la critique moderne, parla aux : imaginations des merveilles de cette cité lointaine, qui est encore à demi fabuleuse. Tout l’intérêt de la nouvelle littérature dramatique consiste donc dans les incidens et les aventures de ce voyage d’exploration, qui compte déjà trois longues périodes bien tranchées, bien caractérisées, bien distinctes. La première commence avec Hernani et Henri III, et se termine avec Ruy Blas. C’est la période du départ, la période des bruyans espoirs, des promesses juvéniles ; quelques jours à peine devaient nous suffire pour atteindre cette cité rayonnante et nous y installer, et la distance à parcourir était si peu de chose que l’arrivée devait pour ainsi dire être contemporaine du départ. L’imagination fit tous les frais de cette première période du voyage ; ce fut elle qui inspira aux voyageurs la confiance, l’audace et la témérité sans lesquelles ils n’auraient jamais osé ni voulu se mettre en route. Ce fut elle qui dessina dans les nuages le mirage splendide de la terre promise ; ce fut elle qui fournit les décors de la route, les paysages pittoresques, et qui enchanta les lieux de halte. Il n’y a pas dans notre littérature, à tout prendre, de période plus gaie, plus folle, plus amusante, plus abondante en verve, en expédiens ingénieux, en bonnes fortunes de hasard ; mais les plus courtes folies sont les meilleures, et l’imagination, qui est la plus riche de nos facultés, en est par compensation la plus fantasque et la moins persévérante. Au bout de quelques années, on s’aperçut que l’imagination, la seule de nos facultés qui eût assez de force de persuasion pour nous engager à nous mettre en route, n’aurait jamais assez de patience pour nous amener au but désiré. Alors commença la seconde période, celle dite de l’école du bon sens. Pendant quelques années, on voyagea à travers une Sologne dramatique dont il fallut subir l’uniformité et l’ennui, en punition des vagabondages récens. Parce que le pays était uniforme et dépourvu de végétation, on croyait aller plus directement au but ; il y eut même des enthousiastes qui trouvèrent de la majesté à ces horizons gris et abstraits qui s’étendaient devant l’œil à perte de vue, et de la grandeur à ces landes sans fin dont le plus petit brin de bruyère fleurie ne venait jamais rompre la monotonie. Nul ne pourrait dire combien de temps cette période aurait duré, si la révolution de février n’était venue lui donner un terme et changer la direction du pèlerinage dramatique en même temps qu’elle changeait la direction de la société française. La dernière période, inaugurée peu de temps après la révolution de février, et qui maintenant touche à sa fin, est celle du théâtre réaliste. Tous nos jeunes contemporains ont fait cette portion du voyage, et je n’ai pas besoin de leur en décrire les incidens et les aventures. Ils connaissent aussi bien que nous le paysage qu’ils ont parcouru, cette espèce de Champagne ou d’Ile-de-France, maigre, grêle, mesquine, dépourvue de charme et de grâce, mais non d’âpreté, de variété et de contrastes. Ils en connais-