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sent les routes mal entretenues, les fondrières, les marécages; ils en connaissent aussi les houx piquans et les bruyères hérissées. C’est l’heure pour eux de rassembler dans leur mémoire tous les souvenirs bons et mauvais de leur voyage de dix années, car cette portion de la route est à peu près épuisée, et bientôt peut-être, lorsqu’ils détourneront la tête, ils s’étonneront que le pays qu’ils ont laissé derrière eux soit déjà si loin.

Les contemporains se sont donc mis en route pour trouver le théâtre moderne; mais ce théâtre n’est pas encore trouvé. A chacune des périodes que nous avons nommées, on n’a jamais manqué de s’écrier qu’il était découvert; mais l’illusion n’a jamais été que de quelques instans, et la course a recommencé. C’est que de toutes les expressions du génie humain, le drame véritable, sous quelque forme qu’il se présente, est la plus difficile, la plus rare, celle qui exige les aptitudes les plus variées, les facultés les plus souples et les plus puissantes. Le génie du poète dramatique contient tous les autres génies, et n’est contenu dans aucun ; le théâtre contient tous les autres genres littéraires, et n’est contenu dans aucun. Il ne suffit pas à un poète d’avoir telle ou telle faculté puissante et maîtresse pour mériter le nom de poète dramatique; il faut que toutes les facultés soient .réunies autour de cette faculté maîtresse dans un équilibre harmonieux, comme ces abeilles suspendues en grappes autour de leur reine, qu’on dirait soutenues et réglées par les lois rhythmiques d’une musique qu’on n’entend pas. Une des grandes erreurs des romantiques a été de croire et de professer que le théâtre devait être lyrique, et cette erreur était fondée cependant sur une vérité. Le poète dramatique doit en effet contenir en lui le poète lyrique, mais dompté et en quelque sorte muselé; de même il doit avoir le sentiment de la nature, mais il doit le maîtriser de manière à mêler sa voix avec la symphonie qu’il dirige, sans que jamais cette voix éclate au-dessus des autres. L’erreur de la réaction dramatique qui s’éleva contre le romantisme fut de croire à son tour qu’un certain bon sens terre à terre et une certaine logique bourgeoise étaient les facultés désirables avant toutes les autres chez le poète dramatique. Puisque l’expérience venait de démontrer que l’imagination ne suffisait pas au poète dramatique, et que même chez l’homme le plus heureusement doué elle ne pouvait à elle seule qu’enfanter des œuvres chimériques, il fallait en conclure que l’imagination ne devait venir qu’en seconde ligne et être subordonnée au bon sens, qui la ferait manœuvrer selon la discipline d’une ménagère pratique, qui modérerait ses écarts, réglerait ses heures, et la ferait à volonté entrer ou sortir. Ce raisonnement était certainement celui de cerveaux très honnêtes; mais il était radicalement faux, car il donnait au bon sens un rôle qui ne lui appartient pas. Le bon sens n’est pas une faculté, il est pour ainsi dire la substance, l’humus de notre esprit. Ce n’est pas lui qui sème et qui récolte, il reçoit les semences qui lui sont jetées, les préserve et les mûrit. Ce n’est pas lui qui peut faire un poète, car il est commun à tous les hommes; partout où il y a une âme humaine, il lui sert de substance et de sol. La seule différence qu’il y ait à cet égard entre les hommes, c’est que chez les uns ce sol est maigre, léger, ingrat, et chez les autres riche et fertile. Nous n’avons donc pas besoin de proclamer comme une découverte que le poète dramatique doit avoir avant tout du bon sens, puisque c’est une condition de