Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/259

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa destinée. Vraiment les fées qui présidèrent à sa naissance jetèrent sur lui les lis à pleines mains. Non-seulement il n’a qu’à se montrer pour vaincre, mais tout le monde travaille pour lui. Voyez plutôt! Grâce à cette corrélation mystérieuse qui existe entre le talent du poète et la disposition d’esprit du public actuel, M. Feuillet se trouve l’héritier naturel de toutes les écoles qui se sont succédé depuis trente ans; il triomphe sans obstacle là où les autres n’ont réussi qu’avec effort. Rédemption est acceptée sans réserve et sans difficulté; combien fut différent autrefois le sort de Marion Delorme, la première en date des courtisanes purifiées de notre moderne littérature! Le public écouta avec une attention muette et mécontente les drames de M. Dumas fils : le Demi-Monde et Diane de Lys ; Dalila a été applaudie avec emportement. Les admirables fantaisies dramatiques d’Alfred de Musset ont eu besoin de vieillir avant d’être acceptées et comprises; les proverbes de M. Feuillet, dès leur entrée dans le monde, ont été accueillis avec un sourire. Sic vos non vobis mellificatis, apes. Je ne connais personne dont le talent mérite mieux les couronnes que celui de M. Feuillet; qu’il pense quelquefois cependant que le destin les a accordées à ses devanciers et à ses émules d’une main plus avare. « Tout se paie dans ce monde, disait Napoléon, tout se paie, surtout la gloire : » vérité trop cruelle que connaissent même les privilégiés de la fortune et du génie, mais dont la fée marraine qui protège M. Feuillet lui a épargné l’expérience.

Donc Rédemption a réussi et méritait de réussir, ainsi qu’en conviendront tous ceux de nos lecteurs qui ont conservé le souvenir de ce drame brillant et fin. Je n’ai pas à faire ressortir les qualités d’une œuvre qui est familière à toutes les imaginations, je me bornerai à présenter à l’auteur quelques observations. Les retouches qu’il a faites à son œuvre sont heureuses sans doute, mais j’aurais préféré que M. Feuillet eût le courage de faire jouer son drame tel qu’il l’avait primitivement écrit. La pièce à l’origine portait un costume de fantaisie que les corrections de M. Feuillet ont gâté, à mon avis, en plus d’un endroit. Il résulte de ces corrections que le drame n’a plus un caractère aussi tranché, et qu’il hésite trop souvent entre les pièces de fantaisie et ces pièces du théâtre moderne que j’appellerai, faute d’un autre mot, les pièces à habits noirs. Les effets de perspective créés par la fantaisie sont en partie détruits par ces remaniemens; l’imagination du spectateur se meut moins à l’aise. Si M. Feuillet assistait à la première représentation de son drame, il s’est peut-être reproché, dans une minute de frayeur panique, de n’avoir pas pris le parti de faire représenter son œuvre telle qu’il l’avait conçue, car nous avons craint un instant que ces corrections et ces rallonges ne nuisissent au succès de l’ouvrage. C’est au quatrième tableau seulement que le succès a été décidé; jusqu’alors l’intérêt était resté stagnant, grâce à un certain prologue dont on a essayé de nous expliquer l’utilité, mais qui, selon nous, est parfaitement oiseux et ne se rattache que de la manière la plus indirecte et la plus lointaine aux événemens du drame. L’exposition a été écoutée froidement et n’a pas obtenu du public toute l’attention et toutes les louanges qu’elle mérite, peut-être à cause de la forme capricieuse que lui a donnée l’auteur, qui, n’ayant pas écrit primitivement sa pièce en vue de la représentation, a laissé à son imagination toutes ses ressources et toute sa liberté. Cette exposition est divi-