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M. Wyndham, — atténuée par le temps, adoucie par les manières affectueuses qu’il prenait souvent vis-à-vis de moi, — se réveilla tout à coup, plus âpre que jamais. Je m’étais fait violence pour ne pas répondre aux paroles qu’il avait prononcées, une violence telle que, rentrée dans ma chambre, où malheureusement je ne trouvai point miss Sherer, momentanément absente, je me laissai tomber sur le parquet, et là, comme anéantie, ne voulant, ne pouvant me relever, je demeurai en proie à l’obsession tumultueuse de mes pensées. D’ordinaire j’écartais par scrupule, et comme des inspirations du mauvais esprit, celles qui me rappelaient la dernière année de notre séjour à Blendon-Hall. Ce soir-là, je les appelai au contraire avec une sorte de farouche curiosité. Je leur demandai tout ce qu’elles pouvaient me fournir pour justifier la haine que cet homme m’inspirait. Je voulus comparer, combiner mes souvenirs, rapprocher le passé du présent, les éclairer l’un par l’autre ; je m’adressai délibérément des questions qui, dans tout autre moment, m’eussent épouvantée et m’eussent fait horreur... Bientôt je me relevai, prise de frissons. Je m’agenouillai, je demandai pardon au ciel de ces odieux soupçons que je n’avais pas su repousser; mais cette prière ne pouvait être exaucée, partant d’un cœur encore rebelle. Tout en murmurant les pieuses formules, je revoyais la furtive allure de cet homme, se glissant comme un voleur dans nos cours désertes... Je me rappelais les paroles que, le jour même où il allait être frappé, j’avais recueillies sur les lèvres de mon père, et par lesquelles il reconnaissait la vérité de « ce qu’avait dit Godfrey. » Je me rappelais surtout qu’à cette fatale date du 12 septembre, l’homme devenu depuis le mari de ma mère était là, chez nous, auprès d’elle, et qu’elle le suppliait de l’emmener avec lui. Et les lettres! et ces lambeaux de phrases d’où j’avais pu conclure que Jane, elle aussi, avait vu ce jour-là M. Wyndham ! Tout cela se liait, s’enchaînait, et de là se dégageait cette conclusion désespérante que si mon père s’était donné la mort, c’était la trahison de son hôte, de son ami, qui l’avait poussé au désespoir. Amenée à cette supposition, qu’une preuve de plus pouvait changer en certitude, j’éprouvai comme une âpre soif, comme un immense besoin de vengeance, et au lieu de prier pour que la tentation s’écartât de moi, je demandai à Dieu comme une grâce qu’il fit de moi l’instrument de sa justice. Pour ce vœu impie, un châtiment m’était dû, et, comme tant d’autres, j’ai été punie d’avoir recherché la science du mal par cela même que je l’ai acquise.

Qu’on ne s’étonne pas outre mesure de cette exaltation précoce, de ces fièvres de cerveau, étrangères, dira-t-on, à un enfant. Le vautour de Prométhée a fait des victimes de tout âge. Le fantôme du crime a hanté plus d’un cœur innocent. Dans la solitude qui long-