Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/300

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Voulez-vous qu’elle revienne? répondis-je... — Et de bonne foi je tâchais de reprendre le sévère aspect qui l’avait frappé; mais lui, hochant la tête d’un air découragé : — Non, non!... ce n’est plus cela!... Vous n’avez plus cette expression fatale qui, malgré moi, tout à l’heure me faisait peur.

Intervenant dans ce débat, dont il voulut connaître le sujet, M. Wroughton prétendit que je retrouverais immédiatement ma « physionomie perdue, » si je pouvais rappeler mon esprit aux réflexions qui me la donnaient naguère. — Essayez! me disait-il.

— Oui, essayez! reprit Hugh... Voyons, à quoi pensiez-vous?

— A bien des choses, répliquai-je un peu embarrassée de cette question imprévue... A mon frère, par exemple, que je n’ai pas vu depuis dix ans, me hâtai-je d’ajouter pour éloigner toute autre interprétation.

— En ce cas, vous ne le reconnaîtriez plus, reprit Hugh Wyndham. Je l’ai rencontré quelquefois, et j’ai pu constater, même dans ces dernières années, qu’il était changé à faire peur.

— Est-ce qu’il avait à se plaindre de sa santé?

— Nullement. Il est même resté un fort bel homme-, mais il a presque toujours un air,... un air,... comment dirai-je?... eh! tenez, l’air que vous aviez tout à l’heure...

— Je lui ai rarement vu cet air-là, repris-je,... si ce n’est...

Et je m’arrêtai à temps, car j’allais oublier à qui je parlais. Mon interlocuteur ne remarqua pas cette réticence, et, pour s’expliquer la mine un peu sombre que Godfrey lui semblait avoir, il entra dans de longs détails sur la déception cruelle que mon frère avait éprouvée, et qui l’avait amené à épouser, sans l’aimer d’amour, une jeune personne qui ne lui apportait aucune aisance. Ce fut ainsi que j’appris et la trahison de miss Lilian Annesley et les causes du mariage de Godfrey avec miss Murray, telles que je les ai racontées plus haut. J’écoutais, et sans doute avec une profonde tristesse, ces récits qui avaient pour moi un douloureux intérêt, car lorsque j’appelai M. Wroughton à examiner l’esquisse que je venais d’achever, Hugh, qui était allé jeter un coup d’œil sur le portefeuille de son ami, poussa une exclamation de surprise : — Frappant!... frappant!... disait-il... Wroughton, vous n’avez jamais rien fait de mieux !...

En même temps il m’apportait et plaçait sous mes yeux un magnifique lavis à la sépia, lequel représentait une jeune femme au front sévère, au regard sombre, tenant en ses mains la quenouille et le fuseau symboliques. Il était clair que l’artiste avait voulu faire mon portrait pendant que je posais sans le savoir, et, si Hugh ne se trompait pas, ce portrait devait être fort ressemblant.