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relle est, présentement du moins, incapable de distinguer par exemple un Aryen d’un Sémite. Elle n’en est pas moins le fondement solide des distinctions ultérieures que la linguistique signale; sans elle, celle-ci flotterait et serait exposée ou à exagérer ou à trop réduire les séparations qu’elle entrevoit; c’est l’histoire naturelle seule qui dit combien les Aryens et les Sémites, qui diffèrent tant par la grammaire et la langue, sont voisins par l’organisation. Un cas hypothétique indiquera surabondamment le secours mutuel que se prêtent ces deux sciences. Supposez que l’histoire de Saint-Domingue, avec sa population noire parlant français, fût couverte d’autant de ténèbres que le sont certains peuples anciens connus seulement de nous par quelques débris, supposez qu’il ne fut parvenu de cette île que des crânes trouvés dans les tombeaux et des lignes gravées sur les monumens : l’histoire naturelle montrerait que ces crânes sont ceux de nègres, la linguistique que ces lignes appartiennent à une langue issue de l’idiome aryen, et comme on sait d’ailleurs que cette conjonction est impossible, on en conclurait que la langue dont il s’agit a été importée par quelque circonstance historique à une population qui était incapable de la créer.

Ici, comme dans les autres sciences particulières, la philosophie peut et doit donner des directions et indiquer dans quelle voie il importe que chacune d’elles, à chaque époque, soit cultivée; mais son rôle se borne là ; il lui est interdit de substituer ses intuitions aux faits que les sciences trouvent et construisent en théories. L’ensemble de ces théories, rangées dans un ordre déterminé qui en constitue l’enchaînement, forme le fond de la philosophie elle-même, qui, dès lors placée au sommet, voit mieux les routes particulières et donne les conseils, mais qui aussi, étant une résultante, n’entrerait que par un cercle vicieux dans une élaboration d’où elle sort. Quand Descartes et Leibnitz découvrirent l’un la géométrie générale et l’autre le calcul différentiel, ce ne fut pas comme philosophes et en vertu de l’axiome : je pense, donc je suis, ou de l’harmonie pré-établie qu’ils firent leurs découvertes : ce fut comme géomètres et comme héritiers directs et continuateurs des géomètres qui les avaient précédés. Quand Laplace proposa une hypothèse cosmogonique, il eut soin, sans quoi elle n’aurait pas été écoutée un seul moment, de l’appuyer sur des observations et des calculs purement astronomiques, et une nouvelle cosmogonie ne remplacera la sienne qu’en s’appuyant aussi sur des observations et des calculs plus précis et plus avancés.

Là en effet est la force, l’autorité des sciences, le frein par lequel elles retiennent les penseurs impatiens de s’élancer au loin, et le fouet dont elles repoussent les fausses sciences pullulant autour d’elles dans les limbes de l’imagination et du surnaturalisme. Frêles