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l’instrument forcé d’une sédition qu’il n’avait pas voulu faire. «Quittez cette attitude menaçante, leur dit-il en les écartant; la victoire ne m’est pas si chère que je veuille paraître avoir vaincu pour moi seul. » Il commanda aux chefs de l’armée d’Occident de rallier leurs soldats et de plier les tentes sans délai ; puis, se tournant vers l’armée orientale, il s’écria, comme accablé de douleur : « Adieu, fidèle jeunesse, vous qui fûtes mes compagnons, adieu ! » Tant que dura cette scène, Alaric se tint prudemment enfermé dans son enceinte de chariots. Le même messager l’avait sans doute averti de ne point troubler des adieux qui lui assuraient la possession de la Grèce.

Le départ fut triste dans les deux armées, on remarqua toutefois que l’armée orientale était plus sombre et plus irritée. Tandis que les Occidentaux reprenaient la route par laquelle ils étaient venus, celle-ci s’achemina vers Thessalonique, métropole de toute l’Illyrie orientale. Gaïnas y donna séjour à ses troupes. Rien ne pouvait être plus dangereux pour le soldat en demi-révolte que son contact avec les habitans d’une ville si cruellement traitée par Théodose à l’instigation de Rufin, et où le nom de ce ministre réveillait naturellement l’indignation et la vengeance. « Thessalonique était, suivant le mot d’un contemporain, un lieu favorable à la haine. » Gaïnas laissa ses compagnons s’y saturer tout à leur aise des sentimens qu’il leur souhaitait, et quand il les vit bien disposés à l’entendre, il leur fit part de son projet. Tout fut convenu entre eux, le temps, le lieu, la manière dont Rufin devait périr, et le complot fut gardé avec un tel secret que ni l’exaltation des esprits, ni les entretiens de la route, ni l’abandon de l’ivresse, ne décelèrent un dessein qu’une parole indiscrète pouvait déjouer : ce fut le secret d’une armée entière. L’eunuque Eutrope avait envoyé à Gaïnas pendant la route des émissaires chargés de le sonder au sujet de Rufin et de lui offrir de l’argent. Le général prit l’argent et accueillit les ouvertures avec faveur, jugeant habile et prudent de compromettre le chambellan de l’empereur dans une conspiration contre son ministre. Des envoyés du préfet arrivèrent à leur tour pour gagner le général à ses vues d’élévation personnelle : il était trop tard, mais Gaïnas ne le détrompa point. Pendant une seconde halte à Héraclée de Thrace, les agens de Rufin revinrent à la charge : Gaïnas les entretint dans leur première sécurité.

Rufin était au but de ses désirs. A la nouvelle du départ de Stilicon et de la marche des Occidentaux vers l’Italie, il avait convoqué ses amis et ses cliens pour se réjouir avec eux. Leur foule encombrait les portiques de porphyre qui entouraient son palais. Il y avait là tout ce que l’Orient renfermait de plus corrompu et de plus hardi, des hommes engraissés de rapines, mais toujours insatiables, espions, bourreaux, juges prévaricateurs, tourbe immonde liée à sa