Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/365

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il pouvait communiquer avec la Rhétie à l’ouest, la Pannonie à l’est, et le Rugiland au nord. Cette position était admirablement choisie pour ses desseins; il était là sur la ligne même où Romains et Barbares commençaient à se confondre. De son humble cellule, il voyait arriver les vagues de l’océan germanique : l’histoire de l’avenir se préparait sous ses yeux, et lui-même y marquait son empreinte.

Le rôle de saint Séverin devint en peu de temps celui d’un chef d’état. Les habitans de Favianes, pour le conserver auprès d’eux, lui avaient construit un monastère non loin de la ville, sur les bords du Danube, au fond d’une petite anse munie d’un port naturel. On y voyait à l’ancre des barques, des navires, flotte pacifique de ce gouvernement occupé surtout de bonnes œuvres. Des jeunes gens, que les austérités de Séverin n’effrayaient pas et qu’attirait l’honneur de seconder un tel homme, s’étaient groupés autour de lui. Tout en donnant l’exemple de la pénitence la plus sévère, ces nobles moines étaient associés à la politique de leur maître. Porter des ordres, distribuer des secours, interroger les habitans, recevoir les avis et les plaintes, observer, surveiller, tout savoir et tout dire au maître, pour qu’il fût en mesure de pourvoir à tous les besoins, de conjurer tous les périls, telle était la tâche de cette vaillante milice. Bientôt, de proche en proche, l’action de saint Séverin et de ses compagnons s’étendit si loin que le premier monastère ne suffit plus; ce n’était pas trop de deux centres pour l’administration du dictateur. Il fonda une autre communauté religieuse à Passau, la plus importante ville du Norique occidental. Du monastère de Passau Séverin dirigeait les affaires de la Rhétie, du monastère de Favianes il veillait sur la Pannonie; ses barques, descendant ou remontant le fleuve, établissaient des communications d’une résidence à l’autre. Ainsi de l’ouest à l’est, des Alpes au Bas-Danube, dans une contrée qui embrasserait aujourd’hui une partie de la Bavière et de l’Autriche, les circonstances avaient fait naître un gouvernement auquel on ne peut rien comparer dans l’ancien monde. Etrange dictature, librement conférée par des peuples qui essaient de revivre, héroïquement acceptée par un homme qui n’a que l’ambition de se dévouer, et repoussée seulement par ceux qui ne veulent pas changer de mœurs, par les corrompus qui aiment mieux mourir en riant[1], par un clergé vulgaire dont l’homme de Dieu vient troubler l’insouciance ou les plaisirs! Pour reconstituer ce petit royaume, M. Amédée Thierry n’a pas seulement interrogé le disciple de Séverin; à la biographie du saint par Eugippius il a joint les renseignemens que fournissent les chroniques autrichiennes, et c’est ainsi que, rappro-

  1. « Populus Romanus moritur et ridet. » (Salvien.)