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tous les témoins, et son infatigable érudition, aidée de la pénétration la plus sûre, a découvert des trésors. Les chapitres de son livre intitulés Théodoric en Orient, Marche des Ostrogoths sur les Alpes, composent le plus hardi tableau de la brutalité germanique et de la corruption orientale. On dirait à la fois une épopée sauvage et un roman d’aventures. Nous n’essaierons pas de résumer de telles pages, il faut les lire. La première enfance du jeune prince, sa grâce barbare, la vive intelligence de ce visage aux yeux verts et aux cheveux roux, son éducation à Constantinople, son retour parmi les siens, ses instincts de férocité natale perpétuellement mêlés à son amour de la civilisation, à son goût de l’aristocratie romaine, l’impétuosité de ses sentimens et la finesse de ses observations, son orgueil, son ambition, son ardeur à se mêler des intrigues de la cour, cet art de tenir un peuple armé dans sa main et de le précipiter à l’est ou à l’ouest, en un mot cet incroyable mélange de souplesse et de vigueur dans sa personne comme dans ses actions, tout cela est raconté de façon à expliquer le rôle extraordinaire qu’il jouera un jour en Occident. Ce n’est pas un tyran sournois comme Ricimer, ce n’est pas un prétorien barbare comme Odoacre, c’est un homme, — c’est l’homme qui a tout vu, tout observé, tout compris dans les imbroglios et les infamies du vieux monde; c’est l’homme qui restera Barbare en face des Romains, Romain en face des Barbares, voulant à la fois civiliser son peuple et le préserver de la pourriture antique; c’est l’homme qui sera un fondateur, un souverain généreux et sage, ami des lois, protecteur des lettres et des arts, supérieur en toutes choses, malgré ses retours de férocité, à tous les princes de son temps; c’est l’homme qui méritera d’inaugurer la civilisation barbare d’où sortira la société moderne, l’homme enfin dont un chroniqueur contemporain dira : « Ce fut un roi, » et dont la philosophie de l’histoire, douze siècles après, osera dire par la bouche de Herder : « On peut regretter que son empire ait été si promptement détruit, et que Théodoric, plutôt que Charlemagne, n’ait pas le premier déterminé la forme des institutions politiques et spirituelles de l’Europe[1]. »

Nous avons essayé de montrer l’enchaînement des grandes scènes que M. Amédée Thierry vient de dérouler à nos yeux; nous avons signalé les lignes principales de cette construction si savante. On a vu combien de péripéties pendant cette période de vingt-six années dont le centre est marqué par la chute de l’empire romain. En monde qui meurt, un monde qui se forme, voilà le sujet. Ce n’est pas assez pourtant d’avoir mis en relief les trois parties si habilement liées

  1. Herder, Idées sur la Philosophie de l’histoire de l’Humanité, livre XVIII, chapitre II. J’emprunte la belle traduction de M. Edgar Quinet.