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si grande fortune? Avait-elle voulu posséder et gouverner une grande partie de l’Orient? Non, ses commencemens avaient été les plus humbles du monde. La compagnie des Indes n’avait voulu que faire le commerce, point autre chose; mais le commerce a besoin d’ordre, de sécurité : il lui avait fallu assurer la liberté de ses entreprises commerciales. Pour cela, elle avait pris quelques soldats, elle avait organisé une administration, elle était devenue un corps puissant dans un pays où tous les pouvoirs sociaux tombaient l’un après l’autre en dissolution. Alors tout lui était arrivé sans qu’elle cherchât rien. Elle avait pris malgré elle le gouvernement du pays, avait fait, malgré elle aussi, de grandes conquêtes. C’est un vrai prodige, dira-t-on; oui, mais un prodige comme il y en a beaucoup dans l’histoire de l’humanité, un prodige fait par les moyens les plus naturels, un prodige qui a mis du temps à l’être, et qui enfin, c’est le trait caractéristique des grands établissemens dans l’histoire, a commencé par de très petits commencemens. Nous ne faisons plus de ces prodiges, parce que peut-être nous mettons toute la force et toute la grandeur dans nos commencemens; il ne nous reste plus que la petitesse pour suite et pour fin. J’aime à parler d’Athènes; c’était une petite république de dix mille citoyens, quelque chose comme Meaux, Coulommiers, Corbeil ou Melun. Son histoire est devenue l’histoire du monde civilisé. Commencez petitement, vous serez grands; commencez grandement, vous serez petits : telle est une des lois de la philosophie de l’histoire. Ce qui a fait la grandeur de la compagnie des Indes, c’est qu’elle a été un corps organisé dans une société désorganisée. Tout ce qui en Orient s’organisera d’européen, que ce soit une compagnie de chemin de fer ou de canal, que ce soit une armée ou que ce soit un atelier, a de grandes chances pour devenir maître du pays. Je ne veux certes point faire d’almanachs; mais si la compagnie de l’isthme de Suez parvenait enfin à accomplir sa grande et belle entreprise, et si, ce que je ne souhaite assurément pas, à mesure que la compagnie s’organiserait et se consoliderait, l’Egypte et la dynastie de Méhémet-Ali venaient à s’abâtardir, soyez sûr que la compagnie de l’isthme de Suez aurait de grandes chances de devenir maîtresse de l’Egypte, comme la compagnie des Indes est devenue maîtresse de l’Orient indien, et cela par l’irrésistible ascendant que les corps organisés exercent sur les atomes sociaux. Mettez un corps organisé, quel qu’il soit, au milieu d’une société qui se décompose et se défait, tous les atomes décomposés iront chercher autour de ce centre une nouvelle organisation. Autre hypothèse: si, l’Asie-Mineure continuant à être dans la main des Turcs, il s’y établissait nonobstant des chemins de fer, ce seraient les administrations de ces chemins de fer qui, au bout de quelque temps, seraient les maîtresses du