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hardiment les Turcs aux Russes, et concluait en demandant à l’Europe qui elle préférait pour maîtres de l’Orient, les Turcs ou les Russes. Je réponds sans hésiter : Ni les uns ni les autres.

Ni les Turcs ni les Russes! Pourquoi ne serait-ce pas la maxime d’état de l’Europe dans la question d’Orient? Ni les Turcs, parce qu’ils ne peuvent plus ni gouverner ni administrer ce qu’ils possèdent, ni les Russes, parce qu’il ne faut pas que l’Orient chrétien ne fasse que changer de despotisme, parce que les populations de l’Orient chrétien ont droit de posséder la terre qu’elles cultivent, la terre de leurs ancêtres, parce que le principe de la nationalité, s’il doit prévaloir quelque part, doit prévaloir surtout en Orient. Jetez donc enfin, jetez à terre ces cruelles tenailles à l’aide desquelles la vieille politique étranglait inhumainement l’avenir de l’Orient, quand elle soutenait qu’il n’y avait en Orient que les Russes pour remplacer les Turcs, et qu’il fallait perpétuer le malheur de l’Orient pour éviter le danger de l’Europe. Non, il y a en Orient autre chose que les Russes pour remplacer les Turcs : il y a les chrétiens d’Orient. Quand donc l’Europe diplomatique comprendra-t-elle que la plus sûre manière de ne pas avoir la Russie à Constantinople, c’est de n’y pas laisser un cadavre qui semble provoquer la convoitise du fossoyeur, mais d’y mettre ou plutôt de laisser s’y mettre un corps vivant et animé, de laisser s’y mettre la vie, celle qui est dans le pays, celle du christianisme oriental? — Mais qui défendra cette Constantinople chrétienne, faible comme un enfant qui vient de naître? — Eh! qui donc défend cette Constantinople musulmane, faible comme un vieillard qui va mourir? Je ne puis pas comprendre pourquoi l’Europe trouve plus difficile de garantir un berceau que de garantir un cercueil.

Comme j’ai reproché à M. de Juvigny le goût qu’il a pour les théories, j’aurais mauvaise grâce à faire à mon tour des théories historiques et politiques. Il m’est impossible cependant de ne pas faire quelques remarques de géographie et d’histoire, afin de montrer que si je m’intéresse aux populations chrétiennes de l’Orient, si je les souhaite indépendantes de la Turquie et de la Russie, ce n’est pas de ma part sentimentalité toute pure.

Il y a des personnes qui paraissent croire que la question d’Orient n’existe que de nos jours. C’est une grande erreur : la question d’Orient n’est pas de notre temps seulement, elle est de tous les temps, elle est dans la nature des choses. Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour voir qu’il y a une partie de l’Asie et de l’Europe, j’allais dire aussi une partie de l’Afrique, qui sont liées l’une à l’autre par la géographie. Prenez l’Europe depuis la pointe méridionale du Péloponèse, et remontez au nord à travers l’Archipel, l’Hellespont, la mer de Marmara, le Bosphore, la Mer-Noire et la