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trie, et voyager pour voir était une chose absolument insolite. Afin de couper court aux explications, nous déclarâmes tout d’abord que nous venions acheter des terres. A peine le mot fut-il prononcé, que nous nous aperçûmes qu’en cherchant à éviter un mal, nous nous étions jetés dans un autre bien plus redoutable. On cessa, il est vrai, de nous traiter comme des êtres extraordinaires, mais chacun voulut entrer en marché avec nous. Pour nous débarrasser d’eux et de leurs offres, nous dîmes à notre hôte qu’avant de rien conclure nous désirions obtenir de lui d’utiles renseignemens sur le prix des terrains et sur la manière de les cultiver. Il nous introduisit aussitôt dans une autre salle, étendit avec la lenteur convenable une carte du Michigan sur la table de chêne qui se trouvait au milieu de la chambre, et, plaçant la chandelle entre nous trois, attendit dans un impassible silence ce que nous avions à lui communiquer. Le lecteur, sans avoir l’intention de s’établir dans l’une des solitudes de l’Amérique, peut cependant être curieux de savoir comment s’y prennent tant de milliers d’Européens et d’Américains qui viennent chaque année y chercher un asile. Je vais donc transcrire ici les renseignemens fournis par notre hôte de Pontiac. Souvent depuis nous avons été à même d’en vérifier la parfaite exactitude.

« Il n’en est pas ici comme en France, nous dit notre hôte après avoir écouté tranquillement toutes nos questions et mouché la chandelle. Chez vous, la main-d’œuvre est à bon marché, et la terre est chère. Ici l’achat de la terre n’est rien, et le travail de l’homme hors de prix : ce que je dis afin de vous faire sentir que, pour s’établir en Amérique comme en Europe, il faut un capital, bien qu’on l’emploie différemment. Pour ma part, je ne conseillerais à qui que ce soit de venir chercher fortune dans nos déserts à moins d’avoir à sa disposition de 150 à 200 dollars (800 à 1,000 francs). L’acre, dans le Michigan[1], ne se paie jamais plus de 4 à 5 shillings (de 5 à 6 francs) lorsque la terre est encore inculte. C’est à peu près le prix d’une journée de travail. Un ouvrier peut donc gagner en un jour de quoi acheter un acre; mais, l’achat fait, la difficulté commence. Voici comme on s’y prend généralement pour la surmonter. Le pionnier se rend sur le lieu qu’il vient d’acquérir avec quelques bestiaux, un cochon salé, deux barils de farine et du thé. Si, près de là, se trouve une cabane, il s’y rend et y reçoit une hospitalité temporaire. Dans le cas contraire, il dresse une tente au milieu même du bois qui doit devenir son champ. Son premier soin est d’abattre les arbres les plus proches, avec lesquels il bâtit à la

  1. L’acre a 330 pieds anglais de long sur 132 de large.