Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 30.djvu/603

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de sa civilisation avancée. L’émigrant des États-Unis n’estime de la victoire que ses résultats; il tient que la gloire est un vain bruit, et que l’homme ne vient au monde que pour y acquérir l’aisance et les commodités de la vie : brave pourtant, mais brave par calcul; brave parce qu’il a découvert qu’il y avait plusieurs choses plus difficiles à supporter que la mort; aventurier entouré de sa famille, et qui cependant prise peu les plaisirs intellectuels et les charmes de la vie sociale.

Placé de l’autre côté du fleuve, au milieu des roseaux de la Saginaw, l’Indien jette de temps en temps un regard stoïque sur les habitations de ses frères d’Europe. N’allez pas croire qu’il admire leurs travaux ou envie leur sort. Depuis bientôt trois cents ans que le sauvage de l’Amérique se débat contre la civilisation qui le pousse et l’enveloppe, il n’a point encore appris à connaître et à estimer son ennemi. Les générations se succèdent en vain chez les deux races. Comme deux fleuves parallèles, elles coulent depuis trois siècles vers un abîme commun. Un espace étroit les sépare, mais elles ne mêlent point leurs flots. Ce n’est pas que l’aptitude naturelle manque à l’indigène du Nouveau-Monde; mais sa nature semble repousser obstinément nos idées et nos arts. Couché sur son manteau, au milieu de la fumée de sa hutte, l’Indien regarde avec mépris la demeure commode de l’Européen. Pour lui, il se complaît avec orgueil dans sa misère, et son cœur se gonfle et s’élève aux images de son indépendance barbare. Il sourit amèrement en nous voyant tourmenter notre vie pour acquérir des richesses inutiles. Ce que nous appelons industrie, il l’appelle sujétion honteuse. Il compare le laboureur au bœuf qui trace péniblement son sillon. Ce que nous nommons les commodités de la vie, il les nomme des jouets d’enfant ou des recherches de femme. Il ne nous envie que nos armes. Quand l’homme peut abriter la nuit sa tête sous une tente de feuillage, allumer du feu pour chasser les moustiques en été et se garantir du froid en hiver, lorsque ses chiens sont bons et la contrée giboyeuse, que saurait-il demander de plus à l’Être éternel?

A l’autre bord de la Saginaw, près des défrichemens européens, et pour ainsi dire sur les confins de l’ancien monde et du nouveau, s’élève une cabane rustique plus commode que le wig-wam du sauvage, plus grossière que la maison de l’homme policé : c’est la demeure du métis. Lorsque nous nous présentâmes pour la première fois à la porte de cette hutte à demi civilisée, nous fûmes tout surpris d’entendre dans l’intérieur une voix douce qui psalmodiait sur un air indien les cantiques de la pénitence. Nous nous arrêtâmes un moment pour écouter. Les modulations des sons étaient lentes et profondément mélancoliques; on reconnaissait aisément cette har-