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Une telle joie était plus naturelle en France qu’en Bretagne, car à partir de ce jour-là le pouvoir de ses souverains, seul gage de son indépendance politique, n’exista plus, et l’accord soudain des troupes fidèles avec les conjurés ouvrit la période d’anarchie à laquelle, après trois ans d’angoisses, l’épée victorieuse de La Trémoille vint enfin mettre un terme. Rentrés à Nantes comme en triomphe, les chefs des deux armées sommèrent le chancelier Chrestien de décerner une prise de corps contre le trésorier, unique auteur de la présente guerre. Après quelques momens d’hésitation, ce magistrat obéit à ces instances, appuyées par des démonstrations armées et par l’imminence d’une insurrection populaire. Landais se réfugia dans la chambre du duc, et au moment où la foule furieuse envahissait ce dernier asile, il se cacha, paraît-il, dans la garde-robe du prince. Le chancelier, se jetant alors aux genoux de François II, le supplia de sauver, par une concession nécessaire, les jours de son ministre et peut-être les siens. Écoutons ici le récit d’un contemporain qui dans sa jeunesse fut peut-être l’un des acteurs de cette terrible scène : « Le duc envoya le comte de Foix (son beau-frère) pour cuider appaiser le peuple ; mais il fut si très pressé qu’il ne cuida jamais recouvrer la chambre du duc, et quand il y fust, il lui dist : Monseigneur, je vous jure Dieu que j’aimerois mieulx être prince d’un million de sangliers que de tel peuple que sont vos Bretons. Il vous faut de nécessité délivrer votre trésorier, autrement nous sommes tous en dangier. Sur ces paroles arriva en la chambre le chancelier de Bretaigne, et dist : Mon souverain seigneur, je suis contrainct de prendre et constituer prisonnier votre trésorier Pierre Landays, et vous plaise ce tollérer et pacifier votre peuple. — Pourquoy, dit le duc, veut mon peuple que vous le preniez ? Quel mal a-t-il faict ? — Monseigneur, dit le chancelier, on luy mest sur plusieurs mauvais cas moult scandaleux et de dangereuse conséquence. Peut-être que c’est à tort. Quand il sera pris, le peuple cessera son émotion, et lui sera justice administrée. — Ore me promectez-vous, dist le duc, que vous ne lui ferez que justice ? Et dist le chancelier : Monseigneur, sur ma foi, je vous le promets. À donc que le dict duc vint prendre par la main son trésorier Landais, et le livra, disant : Je vous le laisse et vous commande sur votre vie que ne souffriez aucun grief ou desplaisir lui estre faict hors justice. Il a été cause de vous faire chancelier, et pour ce soyez-lui ami en justice. — Monseigneur, dit le chancelier, ainsi serai-je[1]. »

La victime était livrée, l’arrêt était rendu d’avance, et les bourreaux étaient prêts. Il fallut pourtant traverser l’angoisse de ces formalités dérisoires par lesquelles la haine ajoute aux joies de la

  1. Chronique d’Alain Bouchart, liv. IV, f. CCII.