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barbu ! On ne voit que ses moustaches et ses yeux… J’étais plantée droit devant lui, comme un peuplier, à le regarder. Je lui ai dit que madame était en affaire ; il s’est assis et il attend.

Pour la première fois depuis longtemps, la Javiole ne prenait pas garde à une certaine poule noire qu’elle avait élevée et qui trottait toujours sur ses talons. La poule, inquiète, gloussait vainement. La Javiole ahurie ne quittait pas des yeux la comtesse. Lasse de lui adresser des questions inutiles. Mme d’Orbigny descendit. À peine entrée dans la pièce où se tenait l’étranger, elle poussa un grand cri.

— Oui, c’est moi, dit le comte en lui baisant la main.

Quelque chose comme un frisson courut dans les veines de la pauvre délaissée. C’était une émotion dont elle n’avait pas perdu le souvenir. Le feu lui monta au visage, et déjà bouleversée : — Ah ! Dieu ! vous !… c’est vous, Raoul ! s’écria-t-elle.

Le comte, qui n’avait pas quitté la main de sa femme, la porta de nouveau à ses lèvres, et regardant autour de lui en souriant : — Ma chère amie, plus un mot à présent… J’ai des dettes, reprit-il.

Mme d’Orbigny courut vers la porte. — Je n’y suis pour personne, cria-t-elle, et tremblante, suffoquée, les yeux pleins de larmes, la poitrine oppressée, le cœur tout palpitant, elle tomba sur un fauteuil.

— Vous êtes adorable, poursuivit le comte d’une voix attendrie ; vous seule m’avez reconnu, et j’ai soupe hier avec deux amis d’autrefois qui ne croient même pas que j’existe.

Il lui offrit la main pour la conduire sur un canapé. — Des mains de vingt ans ! ajouta-t-il en regardant celles de sa femme. C’est à croire que les années pour vous n’ont que six mois !

Mme d’Orbigny ferma les yeux à demi, et le comte s’assit auprès d’elle. — Çà, dit-il, parlons de nos affaires ; pour commencer, je m’appelle M. de Saint-Ève et j’arrive de Mexico. M. d’Orbigny est mort, ne le réveillons pas. Entre nous, il avait trop de créanciers.

Le comte fit un croquis rapide de ses pérégrinations dans les pays d’outre-mer. Il n’avait rien vu de curieux nulle part : mêmes sottises et mêmes hommes partout. Il avait possédé quelquefois jusqu’à cent mille francs ; mais l’argent avait cette manie singulière de ne pouvoir rester dans sa poche. Un jour la saveur de Paris, qu’il croyait avoir oubliée, lui était montée à la tête. En conséquence il avait dit adieu aux forêts vierges, aux placers, aux prairies, aux bisons, et s’était embarqué pour le Havre. Il espérait que Paris le rajeunirait. La collection de dollars et de piastres qu’il avait rapportée de la Nouvelle-Orléans s’était fondue au soleil de la patrie ; mais il comptait que sa femme voudrait bien, en considération du silence discret qu’il avait gardé depuis son émigration, lui avancer quelque petite somme qui l’aiderait à passer les premiers temps.