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leurs paroles et leurs actions, ne pouvant épancher leur bonne humeur ou leur rage. Je parlais tout à l’heure de l’éloignement de l’Irlande pour les lois civiles françaises; notre ordre y serait plus insupportable que notre égalité. Le clergé irlandais lui-même, ce clergé dont l’existence est ignorée par la loi, ne changerait pas son sort contre celui du clergé français; il n’abdiquerait pas l’indépendance pour la protection. Sur un seul point, l’état de l’Irlande créait des inconvéniens particuliers. Dans l’ordre que nous appelons la liberté anglaise, la propriété et toutes les distinctions de l’esprit ou du caractère confèrent la magistrature sociale, et le malheur veut qu’en Irlande la majorité des propriétaires soit de religion protestante, et la majorité du peuple de religion catholique. On a remédié à ce danger en instituant des magistrats payés qui veillent à l’application impartiale de la loi. Ce système marche merveilleusement. Si la sécurité particulière est faible en Irlande, la sécurité générale est absolue. Il y eut, durant la famine, trois millions d’individus, sur huit millions, employés aux ateliers nationaux, et l’ordre ne fut pas un instant menacé. Nous nous demandons comment on peut vivre en Irlande au milieu des assassinats; on s’y demande comment on peut vivre en France avec les révolutions et les gouvernemens. On étonnerait beaucoup l’Irlande, on la blesserait profondément, si on lui disait qu’elle n’est pas capable de supporter la liberté anglaise. Elle n’en veut pas d’autre, elle n’en connaît pas d’autre; à cet égard elle est unanime.

Deux peuples peuvent aimer chacun la liberté et ne pas vouloir mener une vie commune, le plus faible surtout, celui auquel sa misère rappelle sans cesse l’ancienne oppression. C’est l’instinct de toutes les jeunes libertés de se retourner contre le passé avant de marcher en avant. Je crois que si l’on posait à l’Irlande cette question : « Voulez-vous, oui ou non, rester unie à l’Angleterre? » et qu’on appelât le suffrage universel à décider, la majorité répondrait : NON. L’Angleterre n’a pas d’illusions à se faire; la passion populaire est contre elle, et cette passion dominerait toutes les autres considérations; mais le peuple irlandais aurait-il raison, raison dans l’intérêt de l’Irlande, raison dans l’intérêt de son honneur et de sa liberté? Presque tous les hommes éclairés d’Irlande les plus libéraux, les catholiques comme les protestans, verraient avec une grande crainte le rappel de l’union, et les sentimens de la veille pourraient bien n’être pas ceux du lendemain. Ce malheureux pays est divisé sur toutes les questions, même sur les questions de nationalité. — Je me trompe; je réponds aux déclamations, j’oublie la réalité. Personne ne souhaite en Irlande former un peuple à part, dégagé de tout lien avec l’Angleterre; si l’on est trop Irlandais pour aimer à vivre avec elle, on est trop Anglais pour vivre sans elle.