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lées par les voyageurs, et qui, chez les tribus les plus barbares, sont les équivalens bien modestes des grandes manifestations de même nature dues aux peuples civilisés. Jamais chez un animal quelconque on n’a rien constaté ni de semblable, ni même d’analogue. Nous trouverons donc dans l’existence de ces notions générales un second caractère du règne humain, et nous désignerons par le mot de religiosité la faculté ou l’ensemble de facultés auxquelles il les doit.

La moralité, la religiosité sont-elles aussi universellement départies à tous les groupes humains que je viens de l’admettre? Ce fait a été nié. On s’est appuyé sur les dires d’un certain nombre de voyageurs pour affirmer que quelques peuplades et parfois des races entières étaient totalement dépourvues de l’un ou de l’autre de ces caractères. Toutefois on a peu insisté sur l’absence de moralité. La nécessité de liens moraux dans toute société d’êtres humains, quelque minime qu’on la suppose, est trop évidente pour que l’existence même de ces sociétés ne démontrât pas le fait général. Ici d’ailleurs les difficultés ont généralement été bien vite levées, soit par des informations plus précises, soit par des observations fort simples. Par exemple, les langues australiennes n’ont aucun mot qui traduise ceux d’honnêteté, justice, péché, crime; mais conclure de là que les tribus qui les parlent sont étrangères aux notions exprimées par ces termes du vocabulaire serait une grave erreur. Les actes prouvent le contraire. Il n’y a Là qu’une pauvreté de langage qui s’applique aux faits physiques tout aussi bien qu’aux faits de l’ordre moral. Dans ces mêmes langues, il n’existe pas non plus de mots génériques tels que arbre, oiseau, poisson, et certes personne n’en conclura que l’Australien confond tous ces êtres[1].

On a beaucoup plus insisté sur l’absence de religiosité. A en croire bon nombre de voyageurs et d’anthropologistes, cette faculté manquerait non-seulement à certaines peuplades isolées, mais encore à des nations nombreuses répandues sur de vastes espaces. Les faits démontrent chaque jour avec quelle légèreté ont été souvent émises et accueillies ces assertions si graves. Il n’est rien moins qu’aisé à l’Européen, alors même qu’il séjourne au milieu de peuples sauvages et qu’il en possède plus ou moins parfaitement la langue, d’obtenir des révélations sur les croyances qui touchent à ce que l’homme a de plus intime et de plus secret. Sans sortir de France,

  1. J’emprunte ces détails, ainsi que ceux de même nature que je donnerai plus tard sur les infinies peuples, à une note manuscrite qu’a bien voulu me remettre M. Pruner-Bey, qui a profité de son long séjour en Égypte comme médecin du vice-roi pour se livrer aux études de linguistique comparée les plus approfondies.