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pondre d’ailleurs à la plupart des objections faites à la manière dont je viens d’envisager l’homme et ses relations naturelles avec le reste de la création. La principale, celle qui a été présentée sous bien des formes, peut se formuler ainsi : « La moralité, la religiosité ne sont pas des facultés spéciales; elles relèvent de l’intelligence et ne sont que les conséquences d’un raisonnement juste. » On a dit encore : « Ces facultés sont bien distinctes des facultés intellectuelles, mais elles n’en forment, à proprement parler, qu’une seule; on ne comprend pas de religion sans morale ou de morale sans religion. » A toutes ces objections j’aurais bien des choses à répondre, mais ce serait sortir du champ dont je tiens à ne pas franchir les limites. Je ne veux être ici ni métaphysicien ni philosophe ; je veux et dois rester naturaliste. Or, en se plaçant à ce point de vue, j’ai le droit de dire à mes contradicteurs : « En cherchant à rattacher les faits exceptionnels que présente l’étude de l’homme aux faits constatés chez les animaux et aux causes qui les produisent, vous agissez comme les physiciens et les chimistes qui, sans nier l’existence des êtres vivans et des phénomènes spéciaux dont ils sont le siège, veulent expliquer la vie par le jeu des forces physico-chimiques; vous agissez comme Descartes, qui ne voyait dans tous les actes de l’animal qu’une application des lois de la mécanique. Moi, j’agis à la manière de Linné. Celui-ci, rencontrant chez l’animal deux faits généraux, fondamentaux, étrangers au végétal, les proclama caractères, attributs de règne, en dehors de toute explication, de toute théorie. Par-là il assit sa division sur une base inattaquable tout en réservant les droits de l’avenir et des progrès scientifiques. Je me suis efforcé de faire comme lui; puissé-je avoir atteint le même résultat[1]! »

Quiconque restera fidèle à la méthode, aux procédés des sciences naturelles, nous suivra forcément jusqu’au point où nous sommes parvenu. Sans dépasser les bornes du raisonnement, des inductions scientifiques, à propos de l’homme comme à propos des animaux, il est permis de faire un pas de plus. En voyant la moralité, la religiosité se prêter un concours à peu près constant dans leurs mani-

  1. Parmi les objections qui m’ont été faites au sujet, de la manière dont j’envisage le règne humain, je dois mentionner celle qui repose sur la prétendue existence, chez les animaux qui vivent en société, de manifestations accusant au moins une moralité rudimentaire. Sans entrer dans une discussion détaillée de ces faits que ne comporte pas le cadre de mon travail, il suffira de dire qu’on peut rendre compte de ces exceptions apparentes plus facilement qu’on ne rend compte en botanique des mouvemens de la sensitive ou de la dionée attrape-mouches. La spontanéité apparente encore inexpliquée de ces mouvemens n’a jamais empêché les naturalistes d’accepter la caractéristique du règne animal donnée par Linné, pas plus qu’elle n’a fait considérer ces plantes comme des animaux. Il me serait en tout cas permis d’invoquer ce précédent en ma faveur.