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nombre d’entre eux arrivait à l’âge mûr. Lorsque le gouvernement des États-Unis eut aboli la traite, le prix des nègres adultes augmenta considérablement, on donna plus de soins à l’élève des nègres, et maintenant nulle part l’Africain n’a plus d’enfans qu’en Louisiane, nulle part le climat n’est plus favorable à la santé de sa progéniture. » On pourrait observer facilement une hausse et une baisse de la mortalité parmi les négrillons, alternant en raison inverse de leur valeur marchande. Une dépréciation générale des esclaves en tuerait un bien plus grand nombre que la plus effroyable des épidémies : c’est dans les prix courans qu’il faut chercher la raison des oscillations de la mortalité chez les enfans nègres.

Ainsi on ne peut arguer de l’augmentation rapide de la population noire pour prouver que le sort des esclaves est enviable. On ne pourrait davantage invoquer en faveur de cette assertion l’existence d’un grand nombre d’Africains centenaires, la rareté des attaques de folie et des suicides parmi les nègres des plantations. L’homme asservi n’est pas un homme ; s’il accepte avec calme son avilissement, il n’a plus de passions, mais à peine des appétits, des besoins grossiers, grossièrement satisfaits. L’âme ne travaille pas chez lui, le corps seul fonctionne, et, n’étant pas usé par l’âme, cette infatigable ouvrière, il peut fonctionner longtemps, et sans qu’un seul rouage se disloque. On compte aux États-Unis cinq ou six fois plus de centenaires noirs que de centenaires blancs. En exceptant ces cas nombreux de géophagie qui proviennent plutôt d’une dépravation du goût que du désir d’en finir avec l’existence, je n’ai jamais entendu parler que d’un seul suicide bien constaté parmi les nègres des états du sud. Un esclave avait reconquis sa liberté, et pendant deux années il avait erré dans les savanes et les cyprières, aspirant le grand air de l’indépendance. Enfin, traqué dans un bois, il fut fait prisonnier et ramené à son maître. Impassible, il reçut les flagellations sans pousser un cri, endura tous les mauvais traitemens sans se plaindre, présenta lui-même son cou au collier de force, mais il refusa stoïquement de travailler. Mené au champ de cannes avec ses compagnons de servitude, il regarda longtemps d’un œil plein de mépris la chiourme des nègres, puis, sautant dans un fossé la tête la première, il se brisa la colonne vertébrale. L’histoire de la Louisiane rapporte aussi un cas de mutilation volontaire bien plus beau d’héroïsme que Mucius Scévola : en 1753, dans une paroisse riveraine du Mississipi, on avait chargé un nègre du service de bourreau ; pour ne pas tuer son semblable, il se fit sauter la main droite d’un coup de hache.

La famille est le fondement de toute société. Sans famille, pas d’existence sociale, mais seulement des êtres réunis par le hasard.