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du milieu dans lequel ils vivent désirent avec ardeur la mort de leurs enfans, afin de les voir échapper aux terreurs qui les attendent. « Êtes-vous marié ? demandait-on à un nègre émancipé que des héritiers avides avaient réussi à faire condamner à une nouvelle servitude. — Non, répondit le nègre avec un triste sourire, ma femme a été délivrée par la mort. — Avez-vous des enfans ? — Non, Dieu merci, ils ont eu également le bonheur de mourir ! » Et cependant ce qui s’est passé à la Martinique et à la Guadeloupe depuis l’émancipation des esclaves[1] prouve que les nègres libres sont aussi bien que les blancs nés pour la vie de famille, et savent en apprécier les joies.

L’exemple que les blancs des états du sud donnent eux-mêmes à leurs noirs ne doit guère inspirer à ceux-ci le respect de la famille et de la paternité. Les mulâtres, qui forment environ la septième partie de la population de couleur, doivent presque tous leur origine aux amours des planteurs et de leurs belles esclaves ; cependant leurs pères et maîtres ne leur ont point accordé la liberté. D’habitude on accuse les immigrans étrangers d’être en partie responsables de l’augmentation graduelle de la population mulâtre ; mais les immigrans choisissent pour séjour les grandes villes commerciales ou les districts agricoles de l’ouest, tandis que les nègres habitent dans les campagnes des états du sud. Ce sont donc les planteurs eux-mêmes auxquels il faut faire remonter la responsabilité de la création de la race mélangée, et pourtant moins des deux cinquièmes des mulâtres sont affranchis. Ces chiffres indiquent dans quelle proportion le sentiment de la paternité influait sur l’émancipation des esclaves, lorsque cette émancipation était encore possible. Presque tous les affranchissements ont eu pour cause l’amour du maître pour son Agar ou son Ismaël ; cependant, on le voit, sur cinq mulâtres, il en est encore trois d’esclaves ; sur cinq pères, il en est encore trois de barbares, trois qui laissent leurs enfans croupir dans la servitude, les font monter sur la table de l’encanteur, et vendent ainsi leur propre chair à tant la livre. Une fille de Jefferson lui-même fut vendue aux enchères.


III.

Nous savons combien il est difficile aux planteurs de se débarrasser de toute idée préconçue et d’envisager de sang-froid la question de l’esclavage. Ils subissent nécessairement l’influence de ce terrible milieu dans lequel ils sont nés, et qui ne cesse de les envelopper un

  1. Voyez la Revue du 1er septembre 1860.