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vant, c’était à peine s’il pouvait distinguer la silhouette des maisons, vaguement dessinée sous le ciel gris. Peu à peu cependant, ses regards s’étant habitués à l’obscurité de la nuit, il reconnut le chemin qui devait le conduire aux Hautes-Fougeraies et s’y engagea résolument, quoique d’un pas mal assuré. Pierre Gringot marcha du mieux qu’il put pendant près d’un quart d’heure ; sentant alors sa tête s’appesantir, il se laissa tomber, plutôt qu’il ne s’assit, au pied d’une vieille croix de pierre dressée dans un carrefour, et de chaque côté de laquelle s’élevaient deux grands ormes émondés pareils à des cierges gigantesques. Ce carrefour était mal famé ; il s’y passait la nuit des choses étranges que les vieilles femmes se racontaient à la veillée. Pierre connaissait ces histoires, mais il ne lui restait pas assez de raison pour avoir peur. La seule crainte qu’il éprouvât en ce moment, c’était de ne pouvoir parcourir sur ses pieds la distance de trois quarts de lieue qui le séparait encore de la métairie. — En conscience, pensait le jeune gars, je n’aurais jamais cru que du vin si doux aurait eu tant de force… Ma tête est plus lourde qu’un boisseau de froment ; jamais mes jambes ne pourront la porter jusque chez nous !…

Raisonnant ainsi, il tourna machinalement autour de lui ses regards troublés et aperçut dans l’herbe humide d’un fossé, à portée de sa main, une masse noire qui lui sembla être un cheval immobile sur ses quatre pieds. Pierre se leva par un effort suprême et enfourcha sans beaucoup de peine la bête qui se trouvait placée au-dessous du niveau de la route.

— Hue ! hue ! cria le garçon de ferme, à demi couché sur le cou du cheval, dont il tenait la crinière à deux mains et qu’il frappait du talon pour le pousser en avant. L’animal, comme s’il se fût éveillé en sursaut, se mit à bondir avec un terrible bruit de ferraille, puis, après s’être débattu pendant quelques secondes, il s’élança droit devant lui. Le cou tendu, les naseaux ouverts, il se précipitait à travers les chemins creux, Les buissons et les halliers, heurtant contre les troncs noueux des arbres et déchirant aux ronces traînantes des haies les genoux et les jambes de Pierre Gringot. C’était la bête qui conduisait l’homme et l’entraînait au hasard de sa course désordonnée. Tremblant, éperdu, la sueur au front, le pauvre garçon de charrue se cramponnait avec désespoir aux crins du maudit animal, qu’il vouait à tous les diables. Tantôt il lui semblait que la bête ensorcelée, s’enlevant au-dessus de la terre, agitait ses pieds dans le vide et volait avec des ailes ; tantôt, traîné au milieu des épines et flagellé par les branches des arbres, il voyait un million de chandelles tourbillonner dans l’espace et prenait les hauts peupliers plantés le long des prés pour autant de fusées qui s’élançaient jusqu’aux nues. Que